Cette nouvelle a gagné le premier prix du concours Vigousse de la « semaine du goût » en 2022 dont le thème était « Èpicé! ». Le PDF du journal est disponible sur mon partage de documents.

 Le Moluquois

Marcel Pentaz, syndic

Cully, le 6 septembre 1523

Votre Seigneurie,

Par ces lignes, je me dois de vous conter l’étrange aventure qui s’est déroulée ce jour même dans notre charmant village de Cully. Il s’agit d’un événement exceptionnel dont la portée me semble dépasser largement mes prérogatives et j’en appelle à votre grande sagesse pour me guider sur les mesures à prendre ou ne pas prendre.

Grâce à la licence que Votre Seigneurie a accordée à notre village, se tenait aujourd’hui le marché aux vins et aux divers produits de notre terre. L’été étant largement terminé et les premiers froids se faisant sentir, tous les habitants de la région viennent s’approvisionner en denrées pour les mois à venir. Nous avons donc l’habitude d’y rencontrer toute la diversité de nos concitoyens et devons veiller au grain pour nous débarrasser des agitateurs politiques bernois et de ces nouveaux adeptes des prédicateurs Zwingli ou Œcolampade.

C’est pourquoi notre garde champêtre et votre soussigné se postèrent aux deux entrées de notre marché pour prévenir tout trouble. Nonobstant la rudesse du climat, nous étions en place avant l’aube et avons ainsi pu contrôler la bienséance des marchands comme de leurs chalands.

Tout se passait bien et je commençais à peine à me réchauffer au soleil qui montait au-dessus de notre merveilleuse vigne lorsque j’entendis ce que certains voyageurs appellent un «brouhaha» monter de l’autre côté du marché. Piqué par la curiosité et rassuré par ma morne matinée sans factieux, je me décidais à traverser le marché pour me rendre compte par moi-même de ce qu’il en retournait.

Quelle ne fut pas ma stupéfaction en arrivant auprès de Louis! À ses côtés se tenait le plus étrange des hommes. Il avait la taille d’un enfant de 12 ans et était dénué de toute pilosité. Toutefois, sa carrure, ses cicatrices et son port hautain démontraient que cet homme en était un, et un vrai! De plus, son teint mat et ses habits droit sortis de la cour de Charles Quint montraient, pour leur part, son origine lointaine. Il était accompagné de trois valets, nombre totalement insuffisant pour gérer la montagne de valises qui entourait cette petite troupe au milieu d’un village éberlué par leur apparition.

Fort de ma charge de syndic de Cully, j’étais conscient de l’importance de ce moment et m’adressais de la façon la plus assurée possible à ce voyageur…

 Louis Perclot, garde champêtre

  • Bienvenue noble voyageur! Que nous vaut une si estimée visite?

Comme je vous le dis: la voix de notre syndic était forte comme de la grêle et il s’est adressé à l’étranger comme un seigneur à un autre seigneur. Je vous passe la discussion entre hautes personnes, traduite par un des valets, car je n’ai pas tout compris dans leur langage fleuri… Mais il était question d’un voyage depuis des îles très éloignées et du premier tour du monde réalisé par un Portugais dénommé « Magallanes » pour le grand Roi d’Espagne.

L’individu était un étranger, c’est sûr. Et il devait donc passer les formalités douanières pour entrer dans notre commune, a fortiori dans notre beau Pays de Vaud. D’ailleurs, je ne comprends pas pourquoi cela n’avait pas été fait avant par mes collègues tout au long de la Côte.

Je n’ai rien compris à son nom, alors j’ai écrit « Abagail Battaga », mais c’était comme ça, hein, au jugé. Ça commençait mal, mais j’étais loin de me douter des difficultés qui viendraient de la question suivante: « d’où venez-vous »? C’est une question simple. Mais la réponse m’a pris presque une page entière, sans compter les ratures. D’après ses explications confuses et les documents qu’il m’a présentés, ce Sire viendrait d’îles appelées les « Moluques » et en particulier d’une certaine « Tidore ». À l’en croire, il aurait embarqué sur le bateau « Victoria » pour venir rendre hommage au Roi et serait arrivé il y a une année exactement. Portugal, Espagne, France, cet homme aurait visité toutes les grandes capitales avant de venir dans notre petite Cully. Cet homme dit vouloir visiter les Alpes puis se rendre en Autriche. Cet homme semble vouloir faire le tour du monde lui aussi…

L’inventaire des biens et marchandises fut pénible: pas un seul nom que je sache écrire. Pourtant, je ne suis pas bête, puisque je suis douanier et que j’ai fait mes écoles chez les frères à Saint-Prex. Il m’a montré des coffres remplis de petites baies séchées, d’écorces et d’autres petites choses aux formes étranges, aux odeurs très fortes et aux couleurs allant du noir le plus profond au jaune vif: « muskade », « clou de girophe », je me demande ce que peuvent bien être ces produits qu’il a ramenés de son pays. Il m’a également montré de la « kanel » et du « kurri » qu’il aurait achetés en chemin. D’après lui, ces épices servent à améliorer le goût de la nourriture.

Tout ça me paraît très suspect et je crains qu’il cherche à m’embrouiller. Et si ces substances étaient des drogues ou les ingrédients pour des brouets de sorcière? La nourriture fournie par notre terroir n’a pas besoin d’être améliorée: elle est don de Dieu et donc parfaite.

Je ne vois qu’un moyen de m’assurer que cet hurluberlu ne me mène pas en bateau depuis ses satanées « Moluques »…

 Vivian Délazet, cellérier-vigneron

Exactement: c’est bien le Louis qui m’a amené cet homme étrange. En quelques mots, il m’a appris que j’étais un expert en goût. Puis que mon devoir était d’aider la justice en vérifiant s’il était un vrai marchand d’aromates ou un dangereux sorcier. Du coup, je n’étais pas du tout rassuré quand je l’ai regardé de plus près. L’étranger m’a toisé du haut de sa petite taille en souriant, mais on ne me la fait pas: moi, je me méfie des inconnus qui sourient trop.

Comme j’étais soi-disant un expert, j’ai fait la chose que je fais le mieux: j’ai fait venir cet homme dans mon carre. Nous nous sommes assis avec une bouteille de mon vin. Le vin, ça délie les langues et s’il est marchand de goût alors il saura bien me parler de mon pinot noir, de ma rèze ou de mon nouveau cépage expérimental: l’Edeldrauben (que mon ami Dédé appelle Chasselas entre nous). Voyons ce que cet homme a dans le ventre et quelle est la qualité de sa langue.

Il est extraordinaire! Son palais est celui d’un roi, que dis-je, d’un empereur! Même avec la barrière de la traduction, il a su déceler toutes les notes de mes créations. J’ai commencé avec mon blanc expérimental que j’ai nommé « Son Excellence Calamin »1. Je verse une bonne rasade de liquide doré dans un verre et le tends à mon compagnon de table. Il le prend, le hume et, sans regarder son traducteur, me lance:

  • Facile, ça explose, l’acacia saute au nez et c’est même renforcé par la douceur mielleuse.

Il goûte et part d’un grand rire:

  • Et de la poire, maintenant! Sans parler des arômes de bergamotta. Vous me prenez pour un enfant, mon brave, même cachées derrière l’aspect minéral, ces notes sont flagrantes.

Tout son visage sourit quand il me dit ça, justement comme un enfant qui aurait répondu à une question trop facile. Il m’impressionne, car cette analyse lui a pris à peine quelques secondes.

Je passe alors au rouge: mon bien-aimé « Rouge Désir » devrait lui donner un peu plus de fil à retordre. Cette fois, il lui faut faire tourner un peu plus longtemps le liquide rubis. Il regarde attentivement le tourbillon, le sens en regardant le plafond, ses yeux se plissent:

  • Bien essayé mon ami, votre vin est un fameux assemblage. Il me rappelle mes îles natales, car j’y retrouve un mélange de ces épices de mon enfance; les larmes me montent aux yeux. J’y trouve aussi, plus discrète, la légère acidité des fruits rouges de vos montagnes. Je me réjouis d’ailleurs de les découvrir ailleurs que dans mon assiette.

Il savoure une gorgée.

  • Aucun doute sur ces arômes de fruits rouges. Et j’y décèle même des notes de ces gousses d’orchidée des Mascareignes2, mon brave. Suis-je juste?

Ne connaissant aucun de ces noms, je ne peux qu’acquiescer… et le féliciter en toute honnêteté. J’arrête le test ici, car c’est avec le cœur enthousiaste, et l’âme légèrement embrumée, que je peux qu’il m’a amené là un homme de goût et de nez! Mais il exige un second avis d’experte…

Marie Noumoud, aubergiste

Quelle peur j’avons eu quand l’Vivian nous a amené le Moluquois à l’auberge. Rien qu’à son nom j’avais envie de m’cacher dans les vignes. Il portait d’ces habits de la haute: des hauts-de-chausses bouffants rouges et un pourpoint noir à haut col sur sa chemise blanche et or. Il était comme un de ces aristos sur les images que m’avait montrées le taponnier3 lors de la dernière Vinalia rustica ou fête des vendanges. Quelle élégance sur un corps si déroutant!

La surprise passée, ce p’tit gars m’a montré son trésor fait de petites graines brunâtres pas très ragoûtantes et de poudres suspectes. Je ne comprenais pas ce qu’on attendait de moi jusqu’à ce que ces deux lascars, qui s’entendaient déjà comme des larrons en foire, me poussent à goûter. Je me décide pour la poudre jaune qui m’effraie le moins.

Bonté divine, Marie, sainte mère de Dieu, que c’était bon! Une explosion dans ma bouche, des saveurs tellement nouvelles et, dans ma tête, un Nouveau Monde qui s’ouvre à moi. C’était comme si je découvrais la soie après avoir porté des peaux d’bêtes toute ma vie.

J’lui demande le nom de ce truc incroyable, « courri » qu’il me dit. Je le regarde béatement en me demandant quel en est le meilleur usage. Je m’tourne vers mon chaudron où j’avais mis un beau poulet à cuire au jus avec des pommes et une bouillie d’orge pour le marché. Je m’sers un bon bol et j’y ajoute une pincée de sa poudre miraculeuse. En touillant, le jus prend une belle couleur jaune et dégage une odeur piquante. Je ne résiste pas et plonge ma cuiller pour découvrir cette merveille. Diable, cet homme a ramené les fruits du paradis sur terre.

Les jours suivants, le Vivian et moi avons expérimenté plusieurs recettes pour marier ces épices. Nous étions comme des enfants à imaginer de nouveaux assemblages de nourriture, de vin et d’épices. Nous avons même inventé notre propre recette: une délicieuse sauce réalisée à partir d’un roux que ce distrait Vivian a presque laissé brûler dans du beurre. J’ai réussi à récupérer cette catastrophe en ajoutant du jus de viande et en battant le tout. Un peu de miel pour cacher le brûlon et cela donne une sauce correcte, mais sans grand caractère: tout est dans la pincée de cette incroyable « muscade » qui la transforme en la reine des tables! Nous avons appelé cette sauce la « Bleuramiel » (blé-beurre-miel). Il faut que j’en parle à mon n’veu qui travaille à Uxcelles4.

Quelle déception lorsque Louis est venu nous annoncer la fin de la récréation! Suite à nos témoignages, il avait finalisé les documents et les papiers du Moluquois, lui permettant de continuer son périple. Grand prince, celui-ci est venu nous dire au revoir en personne et nous a confié une pleine bourse de son précieux chargement. Nous avons tous les deux pleuré en le voyant s’éloigner; mais nous nous réconfortons en nous rappelant que ce 6 septembre aura été la plus belle révélation de notre vie.

Pierre Rot, Abbé

Monseigneur,

Vous m’avez demandé de m’enquérir des effets à l’ordre public qu’aurait pu causer la visite de l’étrange homme des îles Moluques. Je suis retourné dans le petit village de Cully et puis vous assurer que, trois semaines après son passage, l’homme n’a provoqué qu’une seule révolution de palais: celle des goûts désormais épicés de nos braves Culliérans!

 

Patrick Seuret, juillet 2022

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Notes

  1. Les vins sont issus de l’Union Viticole de Cully (uvc.ch)
  2. Les notes de vanille étaient inconnues à l’époque… mais qui nous dit que les orchidées de La Réunion (des îles Mascareignes) n’auraient pas pu inspirer notre fin gourmet
  3. Fabricant de bouchons
  4. La sauce béchamel aurait été inventée par Pierre de La Varenne, cuisinier du marquis d’Uxcelles environ un siècle plus tard. Elle était à base de jus de viande et n’aurait été qu’améliorée par le marquis de Béchameil

 

Compléments

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