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Le dɑwʌn
Le nouveau patient entre d’un pas assuré dans le cabinet. Il a l’air un peu las, mais dégage une puissante aura de maturité et d’autorité. Il plante son regard gris dans les yeux de la doctoresse, comme pour la jauger puis, comme libéré d’une tension, promène son regard sur le mobilier sobre.
Elle le voit hésiter sur les tableaux qu’elle avait soigneusement choisis pour leur neutralité émotionnelle. Il semble attiré par les reproductions des plus anciennes toiles. Mais tout ceci ne dure qu’un instant car elle engage la conversation et la séance.
- Bonjour, installez-vous à votre aise,
- Bonjour Docteur,
- Qu’est-ce qui vous amène dans mon cabinet?
- C’est une question simple qui appelle une réponse plutôt compliquée. C’est que, voyez-vous, c’est un mélange de situations et de vécus qui s’entremêlent.
- Je vois, je vois, pourriez-vous peut-être commencer par les éléments les plus évidents, ceux qui vous viennent en premier à l’esprit…
- Je ne sais pas. C’est peut-être ce sentiment de ne jamais être à ma place, de ne jamais être vraiment moi-même.
- Mmmm, de ne jamais être vous-même…
- Oui, et d’un autre côté, je me sens rejeté de façon injuste.
- De façon injuste?
- C’est fou ce que la littérature populaire peut salir votre image de façon injuste. C’est vrai, je vois tous ces films et livres me présenter comme un monstre, un démon, on me confond même avec Azazel. Mais je ne suis pas maléfique et, moi, je fais tout pour préserver leur enveloppe tellement fragile.
- C’est une situation inhabituelle effectivement, mais peut-être devriez-vous me parler de votre enfance. Avez-vous vécu des moments difficiles?
- Ma naissance elle-même est un mystère. Je crois que j’ai toujours existé; peut-être est-ce la vie elle-même qui m’a enfanté. Je veux dire que j’ai existé dès que la vie est apparue sur terre il y a de cela quatre milliards d’années. Lorsque les premiers phénomènes de réplication sont apparus, j’étais déjà là, sautant d’agrégat en agrégat, grisé par les formes nouvelles qui apparaissaient au hasard des combinaisons. Ces aléascules étaient si fragiles mais tellement créatifs, tout était possible et la sélection jouait à la grande faucheuse, éliminant toute combinaison incapable de se reproduire efficacement. Et ainsi, d’essais en erreurs et d’erreurs en améliorations sont apparues ces étranges petites machines.
La doctoresse prend des notes fébrilement et hoche lentement la tête pour encourager son patient à continuer.
- Et comme ça, de centaine de millions d’années à l’autre, mon énergie vitale croissait avec la complexité de la vie. Ce n’était pas une époque très excitante et je dois avouer que je n’ai pas tellement souvenir de cette épopée. Juste quelques flashs, liés au stress comme lorsque j’ai commencé à avoir de la peine à trouver des hôtes pendant la première grande extinction à la fin de l’archéen. J’étais encore jeune, tout juste 1,5 milliard d’années, et c’était la première fois que j’ai ressenti la peur. Mais une fois la grande oxydation passée ce fut comme une nouvelle jeunesse: de nouvelles formes de vie éclosaient tous les mille ans et je ne me lassais pas de les découvrir. Disons que ces deux milliards d’années, c’était mon enfance, jusqu’à l’arrivée des multicellulaires il y a 600 millions d’années: finie l’insouciance de l’individualité.
- Je note que vous avez déjà une grande imagination. Mais vous ne semblez pas avoir souffert; et elle note « enfance perturbée » dans son carnet. Mais continuez…
- Je dirais donc qu’avec les multicellulaires, j’entrais dans une interactivité plus épanouie grâce à tous ces organes sensoriels qui me permettaient de découvrir combien le monde était beau, surtout après la sortie des océans. C’est à cette époque que j’ai beaucoup voyagé sur les continents qui dérivaient, passant souvent plusieurs milliers d’années au même endroit: une vallée, un lagon ou même un désert. Tout changeait autour de moi et je ne me lassais pas de découvrir le même paysage sous la forme d’un encornet, d’une ammonite ou d’une méduse sous l’eau ou alors comme fougère ou arthropode à l’air libre.
Un petit blanc s’installe; la thérapeute hésite à qualifier cette adolescence de «sédentaire» ou carrément d’«agitée». Elle n’a pas le temps de se décider que son patient reprend déjà son discours.
- Je croyais être heureux avec cette faune et cette flore qui se renouvelaient sans cesse. Presque chaque million d’années je découvrais une nouvelle invention de la vie: la coquille, les forêts qui couvraient soudainement des surfaces considérables. Bien sûr, j’ai aussi eu de grands moments de tristesse en voyant des foisons d’individus et d’espèces disparaître aussi vite qu’ils étaient apparus. Ces extinctions massives ont provoqué mes premières dépressions. J’étais moi aussi anéanti par ces cataclysmes.
- Est-ce à ce moment que vous auriez atteint l’âge adulte? La prise de conscience d’une grande responsabilité mais aussi de nos propres limites sont des critères courants.
- Mmmm, c’est une question pertinente. Mais j’étais encore un gamin à cette époque et je subissais plus que je ne contrôlais mes pulsions. De plus, je situerais mon entrée dans la vie d’adulte plus tardivement, en découvrant les humains. Ce fut un bouleversement bien plus important pour ma personnalité.
- Très bien, continuez alors.
- Je serai plus bref pour la suite mais je ne peux pas occulter ma rencontre avec les dinosaures. Ils ne payaient pas de mine à leur apparition il y a environ 250 millions d’années, à peine 25 millions d’années après la terrible extinction qui marque la fin du Paléozoïque . De petits animaux comme les autres, mais ils se sont épanouis et diversifiés sous la chaleur tropicale et dans le « vide » laissé par les cataclysmes volcaniques. C’est bien à cause d’eux que je considère que j’étais encore enfantin. Vous ne pouvez pas imaginer le sentiment de puissance puérile que procure le corps d’un T-Rex ou d’un Stégosaure! J’ai passé les 160 millions d’années de leur règne dans un état second que je n’ai retrouvé que dans les jeux vidéos, plus tard. D’ailleurs, l’apparition des dinosaures volants, qui sont devenus oiseaux, a créé une véritable surprise à cette époque. Avec eux aussi c’était le fun garanti et perpétuel, voler est la plus grande des libertés. Je dois admettre que j’ai manqué les mammifères à leurs débuts, alors qu’ils suivaient de près les oiseaux. Mais j’ai une excuse: la période était si faste que je n’arrivais pas à suivre. Tant de changements entre la création de ce qui deviendra l’Atlantique, l’apparition merveilleuse des fleurs, tout en couleurs, et des milliers d’espèces d’insectes qui se spécialisaient pour les polliniser. Même les milliers de vies à ma disposition ne suffisaient pas à tout explorer, à tout découvrir.
Il fait alors une pause, se remémorant visiblement ce « bon vieux temps ». La pause dure une ou deux minutes avant que son monologue reprenne, tout doucement d’abord.
- Mais la fête s’est terminée abruptement. J’avais dû éviter l’Inde à cause des traps qui s’étaient installés là-bas. Imaginez, des volcans géants envoyant des dizaines de mètres de laves à chaque éructation, et ça pendant plus d’un million d’années. Ce n’est pas une zone que je qualifierais de touristique, même pour un démon, si j’en avais été un.
Nouvelle pause.
- Alors je m’étais écarté et explorais ce qui deviendra l’Amérique centrale. Je m’en souviens comme si c’était hier. J’avais habité de sympathiques poissons des rivières un temps et étais récemment revenu sur terre lorsqu’il est tombé. Vous ne pouvez pas imaginer: l’astéroïde n’a laissé aucune chance à la vie de cette région. Je n’étais qu’à quelques centaines de kilomètres et mes yeux de Parave ont vu s’élever cette colonne de vapeur et de débris au-dessus du Yucatan. Vous savez, on dit que tous ceux qui ont appris la destruction de World Trade Center en 2001 se souviennent où ils étaient et comment ils en ont pris connaissance. C’est pareil pour moi. Même 66 millions d’années plus tard, je revois chaque détail des ravages du tsunami quand je me suis approché de la côte quelques jours plus tard. La multitude d’arbres couchés, des cadavres partout. Mais la vie continuait, et cela aurait pu n’être qu’un fâcheux événement si les nuages s’étaient écartés pour laisser le soleil revenir réchauffer nos corps et notre moral. Mais combiné aux traps, c’en était trop pour notre environnement qui avait atteint ses limites. Nous avons vécu ce que vous appelleriez un « hiver nucléaire ». Les températures se sont abaissées et les plantes se sont affaiblies. Petit à petit, la nourriture a commencé à manquer et en quelques dizaines de milliers d’années les dinosaures n’étaient plus que des fantômes, survivant en attendant l’extinction.
- C’est là que j’ai découvert les avantages des mammifères et des oiseaux. Ces petites boules couvertes de poils ou de plumes étaient toute chaude naturellement. Elles ne dépendaient pas du soleil pour leur énergie interne. Le chauffage central: la meilleure invention du monde! Impossible de retourner dans des aquatiques à cette époque: entre le froid et les océans pollués par les retombées, où presque toute vie évoluée avait disparu, je n’en avais pas le courage. Ce fut la pire pollution des eaux que je n’ai jamais vue. À part la grande oxydation et vos plastiques dégoûtants bien sûr.
Toute proportion gardée, cet hiver n’a pas duré trop longtemps à l’échelle géologique. Et tout est revenu à la course normale des continents et des climats, même s’il y a quand même eu plusieurs instabilités dans les millions d’années qui ont suivi. Mais je ne m’étendrais pas plus sur cette période qui a façonné la terre sous l’aspect que vous lui connaissez dans votre éphémère existence: la jonction des continents nord et sud-américains, l’assèchement puis la réouverture de la Méditerranée, le plissement de tous ces anciens fonds marins en chaînes mineures comme le Jura. Je voudrais plutôt passer directement à cet être fascinant apparu très récemment: vous, les humains.
Un sourcil se hausse sur le visage jusque là impassible de la doctoresse. Ces derniers mots ont activé un mécanisme d’alerte dans son attention.
- Si j’ai bien compris, vous vous considérez donc comme à part des autres humains? Une sorte d’ «être différent», «supérieur» ?
- C’est malheureusement un fait que je suis différent, par ma nature. Mais je n’oserais pas me comparer ni comme supérieur ni comme inférieur, juste différent. Vous avez cette fâcheuse habitude de vouloir tout hiérarchiser, alors que la différence est juste un fait neutre. Pourquoi ce qui est important à vos yeux devrait-il l’être aux miens, et donc «supérieur». Non, c’est la différence qui est «supérieure» car elle nous ouvre d’autres horizons, d’autres interprétations, qui peuvent à leur tour nous rendre meilleurs. Et selon mes goûts, mon architecture biologique, ma culture ou mes convictions, je pourrai les adopter ou non. Mais en rien elles ne devraient être considérées comme inférieures ou supérieures à ce que je suis.
- Vous vous intégrez donc dans la vision du scepticisme moral des cultures?
- Tout à fait, il n’y a pas de morale universelle, mais en tant qu’animaux sociaux et intelligents, la mise en place de conventions et de règles de vie communes sont indispensables pour éviter la destruction, qui pourrait même être mutuelle. Pour moi, le fait qu’il n’existe pas de morale objective et universelle vous met face à votre responsabilité personnelle: c’est à chacun d’intégrer une morale et de s’y tenir. Vous ne pouvez pas, vous ne pouvez plus, vous défausser sur une force extérieure qui viendrait justifier vos égoïsmes ou corriger vos fautes. Vous devez être tous solidaires pour survivre, collectivement. C’est finalement la voie qu’ont empruntée vos ancêtres unicellulaires lorsqu’ils se sont assemblés en organismes. Imaginez ce qu’il se passeraient si les cellules de votre cœur ou de vos poumons décidaient de faire bande à part… Elles mourraient rapidement en entraînant toutes les autres dans leur chute. Votre société est construite sur les mêmes bases tout en bénéficiant d’une marge de créativité incommensurablement plus étendue. Je suis triste de voir comment vos sociétés retombent toujours dans les mêmes travers face à ses défis: repliement sur soi, projection des peurs, enfermement dans des idées déconnectées de la réalité, jalousie, etc. Votre satanée tendance à faire porter la faute aux autres est votre trait qui me dégoûte le plus.
La doctoresse se caresse lentement le menton, semblant digérer ce long discours sur la morale avant de réorienter doucement la conversation.
- Votre réponse est philosophiquement intéressante. Et comme vous, je m’intègre en plein dans le contrat social de Rousseau. Mais nous ne sommes pas dans un cabinet philosophique et je relève qu’à nouveau vous vous placez en dehors de cette humanité. Vous utilisez un «vous» qui vous sépare des autres. Pourquoi? Est-ce une sorte de protection que vous mettez en place?
- Je vous l’ai dit, mon histoire et ma nature me placent sur un autre plan. Je suis indéfinissable avec vos concepts. Je reste d’ailleurs un mystère pour moi-même. Mais j’ai beaucoup d’affection pour votre espèce; même plus.
- Comment ça? Développez un peu s’il vous plaît.
- C’est-à-dire que je vous dois beaucoup. Prenez ce «vous» au sens plus large de la famille des Homininae qui comprend vos ancêtres et vos cousins gorilles et chimpanzés. Avant de vous découvrir, je n’avais qu’une conscience grossière de ma propre existence. Mes premiers contacts avec votre grande famille m’ont permis de pleinement réaliser que j’étais une entité indépendante, séparée des organismes que j’habitais. Je vous en serai éternellement reconnaissant. Vous côtoyer aussi intimement m’a vraiment fait entrer dans mon âge adulte, non seulement intellectuellement et au niveau de ma richesse intérieure, mais aussi par la découverte de la sexualité.
L’intérêt de la thérapeute est à nouveau stimulé par ce mot-clé fondamental, pilier de toutes ses études en psychanalyse. Elle se permet alors de titiller un peu son patient.
- Je ne comprends pas très bien, la sexualité existe presque depuis les origines. Comment se fait-il que vous dites l’avoir découverte si tardivement?
Le dɑwʌn se met à rire doucement.
- Ah, bien sûr. On pourrait même dire qu’elle est le péché originel qui a permis le foisonnement de la vie et de toutes ses variantes actuelles et passées. Tout au début de la vie, la diversité provenait de la réplication peu fiable des structures, à cause des mécanismes rudimentaires, qui créaient surtout des échecs. Mais paradoxalement, c’est l’augmentation de la fiabilité de la copie qui a failli faire échouer la vie. Imaginez une sorte de mouvement perpétuel, immuable, sans évolution à cause d’une photocopieuse parfaite. La vie se serait arrêtée à la création triste et sans fin d’un corpuscule sans autre intérêt que celui d’être identique à son parent unique. Heureusement, que de petits déviants pervers ont décidé de s’échanger des gènes et ont inventé la sexualité. Ce fut alors une explosion de combinaisons inventives qui ont exponentiellement accéléré les possibilités. Mais cette sexualité n’était que fonctionnelle: elle a certes apporté de la diversité mais elle restait une sorte de passage obligé, technique. Somme toute, ce n’étaient que les «préliminaires» de la sexualité.
Les yeux du dɑwʌn se ferment à moitié lorsqu’il évoque ces éléments, alors qu’il enchaîne avec un sourire en coin, tout satisfait de son jeu de mots.
- La vraie réussite, le summum de la sexualité, c’est le plaisir que votre famille d’espèces a obtenu de sa sexualité. Vous êtes passé d’un besoin primaire et saisonnier, de l’ordre du quasi-réflexe, à une composante sociale et un renforcement des interactions. Ce n’est que dans le corps de femmes humaines que j’ai connu la véritable extase du plaisir. Tout le reste n’en est qu’une approximation. Pas étonnant que les mâles se soient de tout temps évertués à contrôler les femmes. Elles leur font peur, ils les jalousent, se vengent de n’avoir que de pitoyables plaisirs en comparaison. Mais ne croyez pas qu’elles soient toutes à plaindre. Même si beaucoup d’hommes ne voient pas plus loin que la longueur de leur membre, ce qui reste toujours court, nombreux sont les couples qui arrivent à dépasser la somme de leurs egos. Le désir et le plaisir vont de pair et les corps ne sont qu’une composante de la fusion de deux personnes, fusion qui peut les amener extrêmement loin.
Le dɑwʌn s’arrête un moment et observe sa thérapeute. Il la dévisage longuement avec son sourire en coin caractéristique et continue:
- Mais je ne crois pas avoir à vous apprendre quoi que ce soit sur le sujet…
Un voile fugace apparaît dans les yeux de la femme dévisagée. Elle trouve cet épisode tout à fait déplacé: ce n’est ni l’endroit ni le moment pour ce type de remarque. Même si l’intention était probablement positive. Mais en bonne professionnelle, elle garde pour elle sa désapprobation et préfère recadrer la discussion:
- Tout ceci est très intéressant mais nous nous éloignons un peu des préoccupations qui vous amenaient ici. J’aimerais mieux connaître pourquoi vous parliez de…
Elle marque une pause, consulte ses premières notes de la séance et reprend:
- C’est cela: vous disiez «ne jamais être vraiment vous-même» et vous sentir rejeté « de façon injuste ». Qu’est-ce qui vous fait croire cela?
- Vous vous doutez bien qu’un être comme moi n’arrive pas à passer éternellement inaperçu. Lorsque je prends possession d’un corps humain, ou de l’un de vos compagnons animal, il m’est quasiment impossible de le singer auprès de ses proches, ses amis ou ses collègues. Ils se doutent très rapidement que quelque chose cloche. De plus, jouer à être un autre n’a pas grand intérêt pour moi. Dans tous les cas, je dois vite disparaître, plus ou moins brusquement. Cela ne pose pas de problème avec des personnes isolées, mais la plupart du temps l’entourage s’inquiète, nous recherche, me causant des désagréments.
La thérapeute s’enfonce un peu dans son siège pour se rassurer. Ce patient est bien inquiétant parfois, mais le moelleux du fauteuil la rassure alors qu’il enchaîne:
- Je ne sais pas si ces légendes stupides de démons prenant possession des âmes sont reliées à mes visites, mais je sais qu’elles m’attirent immédiatement des ennuis lorsque j’ai été repéré… Pourtant je prends bien soin de mes hôtes. Vous devez savoir que ma présence altère vos corps assez rapidement. Je dois donc les libérer après quelques semaines sans quoi je pourrais provoquer des dommages irréversibles. Or, je ne veux pas faire de mal, je suis un bon locataire moi. Et même si j’ai peut-être, involontairement, abimé quelques spécimens, je suis toujours dans une fuite en avant, à la recherche d’une nouvelle enveloppe. Je veux bien faire mais cela me dessert: la réapparition d’amnésiques est très suspecte dans vos sociétés de mieux en mieux organisées. Difficile pour moi de m’épanouir dans ces conditions où je suis dans une constante fuite.
- Je comprends, c’est tout à votre honneur. Mais n’y a-t-il pas d’autres espèces, disons, moins sensibles, pour vous accueillir?
- Oui, bien sûr, mais je vous promets que la vie d’un cactus ou même d’un aigle royal n’a pas vraiment le piquant de votre espèce. Passés les premiers instants, on se lasse vite d’attendre la rosée ou de guetter des mulots tout en recherchant des thermiques. Donc, invariablement, je reviens aux humains, comme une drogue dont je n’arriverais pas à décrocher. De plus, je n’ai jamais trouvé d’autre entité comme moi et je me sens très seul.
- Mmm, je vois que l’heure est bientôt écoulée et j’aimerais encore éclaircir un point important: qu’attendez-vous de cette thérapie? Il est important que je sache si je peux convenir et comment vous accompagner.
À nouveau, ce sourire en coin… Le patient prend son temps, la regarde mais sans donner l’impression de réfléchir, comme juste perdu dans d’autres pensées. Il se lève brusquement tout en reprenant la parole:
- Inutile docteur, j’ai déjà la réponse à ces questions.
Il tend la main dans un geste d’au revoir et la doctoresse la lui serre en se levant. Elle ressent instantanément un grand froid, comme si elle se retrouvait dans le vide de l’espace. D’ailleurs, un voile noir obscurcit sa vision et elle se retrouve dans un néant sensoriel avant qu’elle ne puisse voir les yeux interloqués face à elle. L’homme, chassé de son corps par son client depuis quelques semaines, reprend brusquement conscience, perdu dans ce lieu qui lui est inconnu:
- Que se passe-t-il, où suis-je ? demande-t-il en regardant tout autour de lui avec affolement.
Le corps de celle qui était la doctoresse lui répond calmement.
- Ne vous inquiétez pas, vous sortez d’une séance d’hypnose. Allongez-vous et attendez un peu, mon assistante va s’occuper de vous dans quelques minutes.
Le visage de la doctoresse est peu expressif, comme engourdi, un peu à la façon d’un nouveau-né qui n’a pas encore le contrôle de ses muscles. Le nouvel occupant de son enveloppe arrive toutefois à esquisser une ébauche de sourire en coin avant de sortir gauchement de la salle, en heurtant la table basse de sa jambe.
Alors que sa démarche s’assure, elle se dirige vers la réception et interpelle l’assistante.
- Le patient a fait un petit malaise. Pourriez-vous vous en occuper Catherine? De plus, je dois partir en urgence, pourriez-vous annuler mes rendez-vous jusqu’à la fin du mois?
- Oui madame, bien entendu. Est-ce que tout va bien? Rien de grave.
- Tout va bien, ne vous inquiétez pas, une urgence familiale.
- Ah oui, et prenez quelques jours de vacances Catherine, j’aurai besoin de vous en pleine forme à mon retour!
Patrick Seuret, novembre 2023
Tout droits réservés, reproduction interdite sans l’autorisation de l’auteur.
Compléments
Crédit image: blackhandsg sur Freepik avec retouches.
Sources d’inspiration et références
- Film: Le témoin du mal (Wikipedia)
- Chanson: My Name Reverend Beat-Man, de Reverend Beat-Man
- Prononciation: International Phonetic Alphabet (IPA) (Wikipedia) et écouter le dɑwʌn avec le site IPA-reader.xyz
- Histoire de la terre: Livre « Terre – L’histoire de notre planète », par Michel Joye, EPFL Press, 2021
- Mon «midi scientifique» sur l’histoire de la terre et de la vie (essentiellement basé sur le livre ci-dessus)
- Laconquête des terres (ou sortie des eaux) lors du paléozoïque (Wikipedia)
- L’apparition et la disparition dinosaures (Wikipedia)
- L’amoralisme et le scepticisme moral (Wikipedia)
- Du contrat social de Rousseau (Wikipedia)
- L’histoire évolutive de la lignée humaine (Wikipedia)
Musique à écouter
La playlist démoniaque à écouter en lisant cette nouvelle (disponible sur Apple Music et sur Deezer, merci à Mattieu pour le portage):
- Папіроси, des Dakh Daughters
- Bersekir, de Danheim
- Путь моей поэзии , de Ят-Ха
- Devil Woman, de Toubab Krewe
- My Witch, de Moderator
- Plaisir (XV), de La Femme
- Sympathy for the Devil, de The Rolling Stones
- Le Démon du Bord de Mer, de Gargäntua
- My Name Reverend Beat-Man, de Reverend Beat-Man