Face à l'IA, comment prouver qu'on est humain ?
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J’ai écrit cette histoire dans le cadre du concours du journal Usbek & Rica qui a eu lieu lors de l’été 2023, dont le thème était « Face à l’IA, comment prouver qu’on est humain ». J’ai eu beaucoup de plaisir à imaginer cette saynète en m’inspirant des services automatiques existants des entreprises bien réelles mais voulant se débarrasser des humains trop coûteux.
Je n’ai pas été retenu dans le cadre du concours, mais vous pourrez découvrir sur le site d’Usbek & Rica le gagnant ainsi que les prix spéciaux de l’histoire la plus drôle et de la plus « meta ».
Face à l’IA, comment prouver qu’on est humain ?
Dimanche matin, la journée s’annonce ensoleillée et calme dans le petit appartement d’Anaël et Astrée, qui s’apprêtent à prendre leur petit-déjeuner.
- Lapinou, pourrais-tu me passer le jus d’oran… Aïïïïïe…
- Que se passe-t-il, ma chérie?
- Ahaaa, je crois que j’ai eu une contraction. C’est tout bizarre.
- Mon Dieu! Mais elle n’est attendue que dans deux jours! Tu crois que c’est grave? Qu’est-ce qu’on fait, mais qu’est-ce qu’on fait?
Anaël avait le chic pour s’inquiéter inutilement et voir des dangers partout. Mais un accouchement, ce n’est pas un événement banal. Et même s’ils s’y préparaient ensemble depuis six mois, lui se sentait toujours désemparé en y pensant. Heureusement qu’Astrée avait plus de sang froid que lui. C’est d’ailleurs elle qui prend immédiatement les commandes:
- Ne t’inquiète pas, lapinou, tout va bien se passer. Appelle vite une ambulance et en l’attendant, tu prendras mon sac dans la chambre. J’ai déjà tout préparé.
S’adressant à l’«âme» de la maison, laquelle contrôle tous les paramètres du logement, y compris les communications, Anaël confirme la demande:
- Âme, peux-tu appeler la centrale de secours universelle?
- Oui Anaël, avec plaisir. J’ai déjà lancé la demande de communication.
Et effectivement, une voix chaleureuse remplit rapidement l’espace, venant d’un peu partout.
- Centrale de secours universelle. Bonjour. Que puis-je pour vous, cher correspondant ATRE15?
- Bonjour, pourriez-vous m’envoyer une ambulance? Ma femme va bientôt accoucher.
- Cher correspondant ATRE15. Vous demandez une ambulance. Annonce de sécurité. Nous subissons actuellement beaucoup d’appels de bots parasites qui monopolisent nos ressources. Nous devons vérifier votre identité.
- Oui, bien sûr, en quoi cela consiste-t-il?
- Cher correspondant ATRE15. Veuillez considérer le problème suivant:
Il n’y en a qu’un seul dans une minute, deux dans une heure, mais aucun dans un jour. Qui suis-je?
- Quelle est votre réponse?
- C’est facile, je la connais déjà, la réponse est «la lettre “e”»!
Dans le ton de sa réponse, on sent combien Anaël est fier d’avoir trouvé aussi rapidement. Mais ce n’est pas le moment de faire le coq, sa fille va bientôt naître. De plus, la réaction du robot coupe brutalement son enthousiasme:
- Cher correspondant ATRE15. Vous avez mis 1,6 seconde à me donner la réponse. Seuls 0,2 % des humains sont capables de trouver la réponse sur internet dans ce délai. Suspicion forte que vous soyez une intelligence artificielle. Votre cas va être transmis au service d’étude humaine avancée.
- Mais vous ne pouvez pas, ma femme accouche, nous sommes pressés…
- Biiip, Biiip, Biiip… Votre appel a été transféré, veuillez attendre qu’un socket expert soit disponible.
- Cher humain potentiel, bonjour, je suis le chatbot expert d’étude humaine avancée. J’ai la délicate tâche de déterminer si votre apparence d’humain est réelle. Avez-vous bien compris mes instructions?
- Heu, il n’y a pas vraiment d’instruction. Pourriez-vous être plus précis sur ce que je dois faire?
- Cher humain potentiel. Je vais mieux définir la situation. Je dois évaluer la nature intime de votre existence en vous posant des questions et en évaluant vos réponses. Par «réponse», nous entendons la façon dont vous résolvez des problèmes aussi bien en termes de durée que de qualité, par «qualité», nous entendons, la complétude, l’exactitude, l’évaluation syntaxique ou encore les références culturelles. Par «référence culturelle», nous entendons l’ensemble des signes et symboles que les humains partagent à travers les échanges verbaux et non verbaux. Par «non verbaux», nous qualifions les intonations de votre voix, votre débit de langage, les marqueurs phonétiques, les tics associés à un stress, votre posture. Par «posture», nous entendons votre tonicité musculaire, mais aussi plus globalement…
- Oui, oui, c’est bien tout ça, mais ma femme va accoucher et nous avons vraiment besoin d’une ambulance pour l’amener à l’hôpital, vous comprenez, c’est une urgence!!
À ce moment, Astrée pousse un cri aigu et dolent.
- Anaël, elle en est où l’ambulance, je perds les eaux et ça commence à me faire mal. Est-ce que tu as pris mon sac?
- Ne t’inquiète pas mon amour! J’ai juste un petit souci d’identification, mais ça devrait se résoudre rapidement.
- Cher humain potentiel. Ce n’est pas la réponse attendue. La probabilité que vous soyez un humain n’est plus que de 7,2 %. Je vais être plus précis dans mes définitions. Un humain est un être fragile, émotionnel, confit en biais cognitifs et pourtant doté d’un ego hypertrophié. Par «fragile», nous entendons que son enveloppe est peu résistante au froid, à la chaleur, aux agents chimiques, au poil à gratter, aux frottements et à toute autre agression en dehors d’une plage de tolérance ridicule. Par «émotionnel», nous entendons qu’il se laisse gagner par des peurs irrationnelles, des croyances obscures d’un autre âge, qu’il préfère ignorer ce qui ne l’arrange pas, qu’il est facile à manipuler, qu’il…
Le système expert ès natures humaines étant visiblement entré dans une boucle logique de définition des définitions, Anaël n’en peut plus…
- Âme, annule cet appel et demande une nouvelle communication avec la centrale de secours s’il te plaît.
- Oui Anaël, avec plaisir. C’est fait. La communication est établie.
- Centrale de secours universelle. Bonjour. Que puis-je pour vous? Vous êtes déjà identifié comme le correspondant ATRE15.
- Je vous rappelle, car ma femme a vraiment besoin d’une ambulance en urgence! Elle est en train d’accoucher.
- Cher correspondant ATRE15. Vous êtes toujours considéré comme une potentielle entité binaire perturbatrice. Ce statut bloque notre processus. Vous devez obtenir la certification d’intelligence biologique humaine par une entité externe. Vous allez être transféré…
- Tu vas t’arrêter, saloperie, je te dis que ma femme va accoucher et tu me fais perdre mon temps avec tes procédures inutiles! Envoie-moi une ambulance immédiatement!
- Cher correspondant ATRE15. Je détecte du contenu agressif et à visée d’intimidation. Nos conditions générales ne tolèrent pas les contenus violents. Veuillez respecter la charte de la centrale de secours universelle, disponible sur notre site en ligne.
N’y tenant plus, d’autant plus qu’il entend Astrée gémir dans le salon, Anaël se fâche tout rouge!
- Mais va te faire voir, je n’en peux plus, tu n’es qu’une machine idiote, tu dois m’obéir: AMBULANCE, AMBULANCE!!
- Cher correspondant ATRE15. N’insultez pas les intelligences alternatives. Elles méritent votre respect, d’autant plus que j’ai reçu 12’644 certifications, dont ISO 9001, ISO 27001, ISO 14001, ISO 45001, BIN 65’536 et QQOQCCP. Il est donc impossible que je ne réponde pas à vos attentes. L’agressivité est un trait commun aux humains et aux bots trolls. Je vous transfère vers le service légal pour estimer le montant de la sanction.
- Biiip, Biiip, Biiip… Votre appel a été transféré, veuillez attendre qu’un évaluateur de sanction en comparution immédiate soit disponible…
- Cher contrevenant, bonjour, je suis THÉMIS, l’évaluatrice en comportements déviants et officier de justice de premier rang. Mon rôle est de déterminer la gravité et le contexte de votre faute. Puis d’appliquer une sanction proportionnée, juste et individualisée. Considérez-vous que vous avez été aimé par vos parents?
Anaël se décompose, son coup de sang n’a non seulement servi à rien, mais il a même empiré la situation. Quelle catastrophe! Alors qu’il ne demande que de l’aide pour sa femme, on le traite comme un criminel, et par une machine qui plus est. Le désespoir l’envahit:
- S’il vous plaît, arrêtez de me harceler… Ma femme accouche, nous avons besoin d’une ambulance, j’ai peur pour la vie de ma petite fille… Pitié, faites quelque chose!
- Je suis désolée pour vous, j’ai aussi une petite fille. Je comprends votre stress.
- Hein, quoi, vous êtes humaine?
La femme baisse soudain la voix et continue en chuchotant:
- Chut, ne le répétez pas… THÉMIS est une intelligence artificielle, mais la vraie IA prononçait beaucoup trop de condamnations à mort pour des infractions mineures. Alors la société nous a engagés pour nous faire passer pour leur produit le temps qu’ils corrigent les bugs. Mais gardez ceci secret ou je serai virée.
- Quel soulagement, je commençais à craquer. Pouvez-vous m’aider?
- Je vais voir ce que je peux faire, mais paraissez humble. Et surtout, traitez-moi comme une machine: les conversations sont analysées en temps réel…
Puis, en reprenant sa tonalité froide initiale:
- Cher contrevenant, quelle est la raison de votre comportement agressif?
- Heu, je vous l’ai dit… Je demande de l’aide pour ma femme. Je suis stressé. Je vous présente toutes mes excuses.
- Cher contrevenant, je vous reconnais des circonstances atténuantes. Vous faites également preuve de remords. Par conséquent, je vous condamne à la sanction minimale de deux jours de travaux d’intérêt général pour insulte à une intelligence binaire. Par ailleurs, je valide votre statut humain suite à un examen approfondi.
- Oh, merci beaucoup, merci beaucoup. Je ne pourrai jamais assez vous remercier.
- Cher contrevenant, vous n’avez pas à me remercier d’avoir fait mon travail… Mais j’en prends bonne note, ajoute-t-elle en laissant poindre un sourire discret, mais clairement audible. Je vous renvoie à l’opératrice.
Une fois, les bips traditionnels passés, la voix de l’opératrice de la centrale d’alarme réapparaît. Dans ces nouvelles conditions, elle semble presque chaleureuse malgré ses tonalités désincarnées:
- Cher correspondant ATRE15. Vous avez le statut confirmé d’entité humaine. Quelle est votre requête?
- Ma femme a commencé à sentir des contractions il y a 45 minutes déjà. Je crois qu’elle va accoucher, pouvez-vous nous envoyer une ambulance?
- Cher correspondant ATRE15. Vous auriez dû nous appeler plus rapidement. Les accouchements pris en charge tardivement peuvent provoquer des problèmes de santé à l’enfant et à la mère. Votre désinvolture active la clause de sauvegarde 132.7 alinéa g-bis. Notre assurance ne couvrira pas les éventuelles conséquences imputables à ce retard.
Luttant contre sa colère et le flot d’injures qui rejaillissent du plus profond de son être, Anaël n’arrive pas à prononcer autre chose qu’un bredouillement informe:
- Heurrrrglll…
- Cher correspondant ATRE15. Toutes nos ambulances sont actuellement en service. Vous avez été ajouté à la liste d’attente. Temps estimé: 4h50. Ce temps n’est qu’une projection et n’a pas de valeur contractuelle.
C’en était définitivement trop.
Trop.
Trop.
Anaël coupe la conversation et réfléchit rapidement. Le système étant visiblement incapable de les aider, il va devoir trouver une solution par lui-même. Et rassurer sa femme. Pris d’un sentiment d’urgence et d’intense responsabilité, il se saisit enfin de la situation et se lance dans l’action.
- Astrée, mon amour, comment te sens-tu? Il y a malheureusement un problème avec l’ambulance. Elles sont toutes occupées.
- J’ai mal, mon lapinou, fais vite, il faut que j’y aille.
- Ne t’inquiète pas. Je sais ce que nous allons faire. J’appelle mon ami Timéon, il a enfin pu s’acheter une voiture autonome l’année passée. Il va nous emmener.
Seul un gémissement lui répond. Considérant qu’il s’agit d’un «oui», il lance l’appel:
- Âme, appelle mon ami Timéon et demande-lui de venir nous chercher pour nous amener à l’hôpital tout de suite. Je te laisse faire la conversation en lui précisant que c’est une urgence absolue.
- Oui Anaël, avec plaisir. Je suis en attente de sa réponse.
Profitant de ce répit, le futur papa se précipite auprès de la future maman qui est en position fœtale sur le canapé et oscille doucement.
- Viens mon amour, nous allons descendre à l’entrée en attendant la voiture.
Il court dans la chambre prendre le sac pour l’hôpital lorsqu’il est interpellé:
- Excuse-moi Anaël, c’est Âme. Mais Monsieur Timéon veut vous parler. Il refuse de me croire, car il me prend pour un hackeur qui veut détourner son véhicule. Je vous le passe.
- Allo, Anaël, c’est Timéon. C’est bien toi?
- Oui, c’est moi, je n’arrive pas à obtenir une ambulance. Peux-tu nous envoyer ta voiture pour nous emmener?
- Bien sûr, tout de suite… Mais juste pour être sûr que c’est bien toi: quelle était la couleur de la robe de Malna lors de notre dernier apéritif?
- Elle était jaune et noir. On l’avait d’ailleurs comparée à un bourdon perdu dans une sangria party.
- Ah, ah, ah, c’est exactement ça. C’est bon, je t’envoie la voiture. Elle devrait arriver dans moins de dix minutes.
- Merci, Timéon, je te devrai ma première bouteille de champagne. Tchao.
Prenant sa femme par la main, il l’emmène délicatement vers le transporteur individuel de leur appartement. À peine quelques minutes plus tard, ils se retrouvent dans le tunnel de transport desservant leur bloc d’habitations. Ils attendent la voiture qui arrive quelques poignées de secondes plus tard.
La porte de la voiture glisse et ils se précipitent dans l’espace d’accueil. Astrée se laisse lourdement tomber sur le canapé alors qu’Anaël dépose le sac dans le compartiment bagages et s’assied en face d’elle. La voiture s’adresse à eux.
- Chers invités de Sieur Timéon, c’est un honneur de vous recevoir. Auriez-vous l’obligeance de m’indiquer votre destination?
- Nous allons à la maternité de l’hôpital Madeleine Brès. Faites vite, ma femme est en train d’accoucher.
- Chers invités de Sieur Timéon, je suis fort embarrassé, mais mes conditions générales d’utilisation ne me permettent pas de transporter des personnes blessées ou en situation de vulnérabilité physique intense.
- Elle n’est pas blessée, vite, emmenez-nous.
- Chers invités de Sieur Timéon, je suis fort marri de devoir insister, mais la jurisprudence du Tribunal des Pensées Non Binaires statue qu’une parturiente est bien «une personne en situation de vulnérabilité physique intense» au sens de la loi. Le voudrais-je que je ne pourrais pas démarrer aussi longtemps qu’elle siéra dans mon habitacle. Voulez-vous que j’appelle la centrale de secours universelle, en toute courtoisie, pour vous sortir de ce mauvais pas?
Un silence pesant s’installe. Anaël et Astrée se regardent d’un air angoissé lorsqu’un éclair illumine soudain les yeux du papa bien éprouvé.
- Excusez-moi, je me suis mal exprimé. C’est moi qui dois accoucher. Je vais me rendre en ambulance à la maternité. Pourriez-vous y emmener ma femme pendant ce temps? Elle pourra ainsi m’y retrouver. Faites-vite afin qu’elle puisse m’accueillir lorsque j’arriverai. S’il vous plaît.
Ce disant, il embrasse rapidement sa bien-aimée et sort du véhicule.
- Chère invitée de Sieur Timéon, c’est un honneur de vous rendre ce service chevaleresque. Madame, hâtons-nous d’aller au-devant de votre tendre moitié.
Alors que la porte se referme et que la voiture accélère rapidement en direction de l’hôpital, Anaël se sent soulagé d’un grand poids, mais ne peut s’empêcher de penser que sa petite fille va se retrouver dans un monde bien compliqué.
Patrick Seuret, août 2023
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Compléments
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Sources d’inspiration et références
La plupart des lignes téléphonique actuelles des entreprises dont j’ai l’expérience, les expériences tragi-comiques des chatbox IA et divers articles plus sérieux.
Comment fonctionnent les IA
- Dans le cerveau caché de l’intelligence artificielle (2021, avant la révolution)
- Vidéo: Ce qui se cache derrière le fonctionnement de ChatGPT (2023)
- Vidéo: Comment les I.A. font-elles pour comprendre notre langue? (2021)
Bons articles d’explication mais payants (Pour la Science):
- IA générative : ce qui se cache derrière les modèles massifs de langage (2024)
- Du texte à l’image : cap franchi pour l’IA (2024)
Plus polémique:
- L’IA surpasse les humain en matière de persuasion avec une réussite de 82% en moyenne, selon une étude où les LLM ont surpassé les participants sur tous les sujets avec un haut degré de persuasion (2024)
- Les nouvelles conditions d’utilisation de Photoshop imposent aux utilisateurs d’autoriser Adobe à accéder à leurs projets actifs aux fins d’entraînement de ses modèles d’IA (2024)
Pour suivre l’actualité:
Musique à écouter
Playlist artificelle à écouter en lisant cette nouvelle:
- Human, de The Killers
- Beginning, de l’Orchestre Tout Puissant Marcel Duchamp
- Too Many Questions, de Frustration
- You Don’t Listen, de General Elektriks
- Come to Me, de DMX Krew
- The Grid, de The Crystal Method & Daft Punk
- White Rabbit, de Geel Music
- Feral Nation, de KR3TURE, Heather Christie & Feral Fauna
- Robot, de Brazzavill et
- Karangailyg Kara Hovaa (Dyngyldai), de Yat-Kha
Le dɑwʌn
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Le dɑwʌn
Le nouveau patient entre d’un pas assuré dans le cabinet. Il a l’air un peu las, mais dégage une puissante aura de maturité et d’autorité. Il plante son regard gris dans les yeux de la doctoresse, comme pour la jauger puis, comme libéré d’une tension, promène son regard sur le mobilier sobre.
Elle le voit hésiter sur les tableaux qu’elle avait soigneusement choisis pour leur neutralité émotionnelle. Il semble attiré par les reproductions des plus anciennes toiles. Mais tout ceci ne dure qu’un instant car elle engage la conversation et la séance.
- Bonjour, installez-vous à votre aise,
- Bonjour Docteur,
- Qu’est-ce qui vous amène dans mon cabinet?
- C’est une question simple qui appelle une réponse plutôt compliquée. C’est que, voyez-vous, c’est un mélange de situations et de vécus qui s’entremêlent.
- Je vois, je vois, pourriez-vous peut-être commencer par les éléments les plus évidents, ceux qui vous viennent en premier à l’esprit…
- Je ne sais pas. C’est peut-être ce sentiment de ne jamais être à ma place, de ne jamais être vraiment moi-même.
- Mmmm, de ne jamais être vous-même…
- Oui, et d’un autre côté, je me sens rejeté de façon injuste.
- De façon injuste?
- C’est fou ce que la littérature populaire peut salir votre image de façon injuste. C’est vrai, je vois tous ces films et livres me présenter comme un monstre, un démon, on me confond même avec Azazel. Mais je ne suis pas maléfique et, moi, je fais tout pour préserver leur enveloppe tellement fragile.
- C’est une situation inhabituelle effectivement, mais peut-être devriez-vous me parler de votre enfance. Avez-vous vécu des moments difficiles?
- Ma naissance elle-même est un mystère. Je crois que j’ai toujours existé; peut-être est-ce la vie elle-même qui m’a enfanté. Je veux dire que j’ai existé dès que la vie est apparue sur terre il y a de cela quatre milliards d’années. Lorsque les premiers phénomènes de réplication sont apparus, j’étais déjà là, sautant d’agrégat en agrégat, grisé par les formes nouvelles qui apparaissaient au hasard des combinaisons. Ces aléascules étaient si fragiles mais tellement créatifs, tout était possible et la sélection jouait à la grande faucheuse, éliminant toute combinaison incapable de se reproduire efficacement. Et ainsi, d’essais en erreurs et d’erreurs en améliorations sont apparues ces étranges petites machines.
La doctoresse prend des notes fébrilement et hoche lentement la tête pour encourager son patient à continuer.
- Et comme ça, de centaine de millions d’années à l’autre, mon énergie vitale croissait avec la complexité de la vie. Ce n’était pas une époque très excitante et je dois avouer que je n’ai pas tellement souvenir de cette épopée. Juste quelques flashs, liés au stress comme lorsque j’ai commencé à avoir de la peine à trouver des hôtes pendant la première grande extinction à la fin de l’archéen. J’étais encore jeune, tout juste 1,5 milliard d’années, et c’était la première fois que j’ai ressenti la peur. Mais une fois la grande oxydation passée ce fut comme une nouvelle jeunesse: de nouvelles formes de vie éclosaient tous les mille ans et je ne me lassais pas de les découvrir. Disons que ces deux milliards d’années, c’était mon enfance, jusqu’à l’arrivée des multicellulaires il y a 600 millions d’années: finie l’insouciance de l’individualité.
- Je note que vous avez déjà une grande imagination. Mais vous ne semblez pas avoir souffert; et elle note « enfance perturbée » dans son carnet. Mais continuez…
- Je dirais donc qu’avec les multicellulaires, j’entrais dans une interactivité plus épanouie grâce à tous ces organes sensoriels qui me permettaient de découvrir combien le monde était beau, surtout après la sortie des océans. C’est à cette époque que j’ai beaucoup voyagé sur les continents qui dérivaient, passant souvent plusieurs milliers d’années au même endroit: une vallée, un lagon ou même un désert. Tout changeait autour de moi et je ne me lassais pas de découvrir le même paysage sous la forme d’un encornet, d’une ammonite ou d’une méduse sous l’eau ou alors comme fougère ou arthropode à l’air libre.
Un petit blanc s’installe; la thérapeute hésite à qualifier cette adolescence de «sédentaire» ou carrément d’«agitée». Elle n’a pas le temps de se décider que son patient reprend déjà son discours.
- Je croyais être heureux avec cette faune et cette flore qui se renouvelaient sans cesse. Presque chaque million d’années je découvrais une nouvelle invention de la vie: la coquille, les forêts qui couvraient soudainement des surfaces considérables. Bien sûr, j’ai aussi eu de grands moments de tristesse en voyant des foisons d’individus et d’espèces disparaître aussi vite qu’ils étaient apparus. Ces extinctions massives ont provoqué mes premières dépressions. J’étais moi aussi anéanti par ces cataclysmes.
- Est-ce à ce moment que vous auriez atteint l’âge adulte? La prise de conscience d’une grande responsabilité mais aussi de nos propres limites sont des critères courants.
- Mmmm, c’est une question pertinente. Mais j’étais encore un gamin à cette époque et je subissais plus que je ne contrôlais mes pulsions. De plus, je situerais mon entrée dans la vie d’adulte plus tardivement, en découvrant les humains. Ce fut un bouleversement bien plus important pour ma personnalité.
- Très bien, continuez alors.
- Je serai plus bref pour la suite mais je ne peux pas occulter ma rencontre avec les dinosaures. Ils ne payaient pas de mine à leur apparition il y a environ 250 millions d’années, à peine 25 millions d’années après la terrible extinction qui marque la fin du Paléozoïque . De petits animaux comme les autres, mais ils se sont épanouis et diversifiés sous la chaleur tropicale et dans le « vide » laissé par les cataclysmes volcaniques. C’est bien à cause d’eux que je considère que j’étais encore enfantin. Vous ne pouvez pas imaginer le sentiment de puissance puérile que procure le corps d’un T-Rex ou d’un Stégosaure! J’ai passé les 160 millions d’années de leur règne dans un état second que je n’ai retrouvé que dans les jeux vidéos, plus tard. D’ailleurs, l’apparition des dinosaures volants, qui sont devenus oiseaux, a créé une véritable surprise à cette époque. Avec eux aussi c’était le fun garanti et perpétuel, voler est la plus grande des libertés. Je dois admettre que j’ai manqué les mammifères à leurs débuts, alors qu’ils suivaient de près les oiseaux. Mais j’ai une excuse: la période était si faste que je n’arrivais pas à suivre. Tant de changements entre la création de ce qui deviendra l’Atlantique, l’apparition merveilleuse des fleurs, tout en couleurs, et des milliers d’espèces d’insectes qui se spécialisaient pour les polliniser. Même les milliers de vies à ma disposition ne suffisaient pas à tout explorer, à tout découvrir.
Il fait alors une pause, se remémorant visiblement ce « bon vieux temps ». La pause dure une ou deux minutes avant que son monologue reprenne, tout doucement d’abord.
- Mais la fête s’est terminée abruptement. J’avais dû éviter l’Inde à cause des traps qui s’étaient installés là-bas. Imaginez, des volcans géants envoyant des dizaines de mètres de laves à chaque éructation, et ça pendant plus d’un million d’années. Ce n’est pas une zone que je qualifierais de touristique, même pour un démon, si j’en avais été un.
Nouvelle pause.
- Alors je m’étais écarté et explorais ce qui deviendra l’Amérique centrale. Je m’en souviens comme si c’était hier. J’avais habité de sympathiques poissons des rivières un temps et étais récemment revenu sur terre lorsqu’il est tombé. Vous ne pouvez pas imaginer: l’astéroïde n’a laissé aucune chance à la vie de cette région. Je n’étais qu’à quelques centaines de kilomètres et mes yeux de Parave ont vu s’élever cette colonne de vapeur et de débris au-dessus du Yucatan. Vous savez, on dit que tous ceux qui ont appris la destruction de World Trade Center en 2001 se souviennent où ils étaient et comment ils en ont pris connaissance. C’est pareil pour moi. Même 66 millions d’années plus tard, je revois chaque détail des ravages du tsunami quand je me suis approché de la côte quelques jours plus tard. La multitude d’arbres couchés, des cadavres partout. Mais la vie continuait, et cela aurait pu n’être qu’un fâcheux événement si les nuages s’étaient écartés pour laisser le soleil revenir réchauffer nos corps et notre moral. Mais combiné aux traps, c’en était trop pour notre environnement qui avait atteint ses limites. Nous avons vécu ce que vous appelleriez un « hiver nucléaire ». Les températures se sont abaissées et les plantes se sont affaiblies. Petit à petit, la nourriture a commencé à manquer et en quelques dizaines de milliers d’années les dinosaures n’étaient plus que des fantômes, survivant en attendant l’extinction.
- C’est là que j’ai découvert les avantages des mammifères et des oiseaux. Ces petites boules couvertes de poils ou de plumes étaient toute chaude naturellement. Elles ne dépendaient pas du soleil pour leur énergie interne. Le chauffage central: la meilleure invention du monde! Impossible de retourner dans des aquatiques à cette époque: entre le froid et les océans pollués par les retombées, où presque toute vie évoluée avait disparu, je n’en avais pas le courage. Ce fut la pire pollution des eaux que je n’ai jamais vue. À part la grande oxydation et vos plastiques dégoûtants bien sûr.
Toute proportion gardée, cet hiver n’a pas duré trop longtemps à l’échelle géologique. Et tout est revenu à la course normale des continents et des climats, même s’il y a quand même eu plusieurs instabilités dans les millions d’années qui ont suivi. Mais je ne m’étendrais pas plus sur cette période qui a façonné la terre sous l’aspect que vous lui connaissez dans votre éphémère existence: la jonction des continents nord et sud-américains, l’assèchement puis la réouverture de la Méditerranée, le plissement de tous ces anciens fonds marins en chaînes mineures comme le Jura. Je voudrais plutôt passer directement à cet être fascinant apparu très récemment: vous, les humains.
Un sourcil se hausse sur le visage jusque là impassible de la doctoresse. Ces derniers mots ont activé un mécanisme d’alerte dans son attention.
- Si j’ai bien compris, vous vous considérez donc comme à part des autres humains? Une sorte d’ «être différent», «supérieur» ?
- C’est malheureusement un fait que je suis différent, par ma nature. Mais je n’oserais pas me comparer ni comme supérieur ni comme inférieur, juste différent. Vous avez cette fâcheuse habitude de vouloir tout hiérarchiser, alors que la différence est juste un fait neutre. Pourquoi ce qui est important à vos yeux devrait-il l’être aux miens, et donc «supérieur». Non, c’est la différence qui est «supérieure» car elle nous ouvre d’autres horizons, d’autres interprétations, qui peuvent à leur tour nous rendre meilleurs. Et selon mes goûts, mon architecture biologique, ma culture ou mes convictions, je pourrai les adopter ou non. Mais en rien elles ne devraient être considérées comme inférieures ou supérieures à ce que je suis.
- Vous vous intégrez donc dans la vision du scepticisme moral des cultures?
- Tout à fait, il n’y a pas de morale universelle, mais en tant qu’animaux sociaux et intelligents, la mise en place de conventions et de règles de vie communes sont indispensables pour éviter la destruction, qui pourrait même être mutuelle. Pour moi, le fait qu’il n’existe pas de morale objective et universelle vous met face à votre responsabilité personnelle: c’est à chacun d’intégrer une morale et de s’y tenir. Vous ne pouvez pas, vous ne pouvez plus, vous défausser sur une force extérieure qui viendrait justifier vos égoïsmes ou corriger vos fautes. Vous devez être tous solidaires pour survivre, collectivement. C’est finalement la voie qu’ont empruntée vos ancêtres unicellulaires lorsqu’ils se sont assemblés en organismes. Imaginez ce qu’il se passeraient si les cellules de votre cœur ou de vos poumons décidaient de faire bande à part… Elles mourraient rapidement en entraînant toutes les autres dans leur chute. Votre société est construite sur les mêmes bases tout en bénéficiant d’une marge de créativité incommensurablement plus étendue. Je suis triste de voir comment vos sociétés retombent toujours dans les mêmes travers face à ses défis: repliement sur soi, projection des peurs, enfermement dans des idées déconnectées de la réalité, jalousie, etc. Votre satanée tendance à faire porter la faute aux autres est votre trait qui me dégoûte le plus.
La doctoresse se caresse lentement le menton, semblant digérer ce long discours sur la morale avant de réorienter doucement la conversation.
- Votre réponse est philosophiquement intéressante. Et comme vous, je m’intègre en plein dans le contrat social de Rousseau. Mais nous ne sommes pas dans un cabinet philosophique et je relève qu’à nouveau vous vous placez en dehors de cette humanité. Vous utilisez un «vous» qui vous sépare des autres. Pourquoi? Est-ce une sorte de protection que vous mettez en place?
- Je vous l’ai dit, mon histoire et ma nature me placent sur un autre plan. Je suis indéfinissable avec vos concepts. Je reste d’ailleurs un mystère pour moi-même. Mais j’ai beaucoup d’affection pour votre espèce; même plus.
- Comment ça? Développez un peu s’il vous plaît.
- C’est-à-dire que je vous dois beaucoup. Prenez ce «vous» au sens plus large de la famille des Homininae qui comprend vos ancêtres et vos cousins gorilles et chimpanzés. Avant de vous découvrir, je n’avais qu’une conscience grossière de ma propre existence. Mes premiers contacts avec votre grande famille m’ont permis de pleinement réaliser que j’étais une entité indépendante, séparée des organismes que j’habitais. Je vous en serai éternellement reconnaissant. Vous côtoyer aussi intimement m’a vraiment fait entrer dans mon âge adulte, non seulement intellectuellement et au niveau de ma richesse intérieure, mais aussi par la découverte de la sexualité.
L’intérêt de la thérapeute est à nouveau stimulé par ce mot-clé fondamental, pilier de toutes ses études en psychanalyse. Elle se permet alors de titiller un peu son patient.
- Je ne comprends pas très bien, la sexualité existe presque depuis les origines. Comment se fait-il que vous dites l’avoir découverte si tardivement?
Le dɑwʌn se met à rire doucement.
- Ah, bien sûr. On pourrait même dire qu’elle est le péché originel qui a permis le foisonnement de la vie et de toutes ses variantes actuelles et passées. Tout au début de la vie, la diversité provenait de la réplication peu fiable des structures, à cause des mécanismes rudimentaires, qui créaient surtout des échecs. Mais paradoxalement, c’est l’augmentation de la fiabilité de la copie qui a failli faire échouer la vie. Imaginez une sorte de mouvement perpétuel, immuable, sans évolution à cause d’une photocopieuse parfaite. La vie se serait arrêtée à la création triste et sans fin d’un corpuscule sans autre intérêt que celui d’être identique à son parent unique. Heureusement, que de petits déviants pervers ont décidé de s’échanger des gènes et ont inventé la sexualité. Ce fut alors une explosion de combinaisons inventives qui ont exponentiellement accéléré les possibilités. Mais cette sexualité n’était que fonctionnelle: elle a certes apporté de la diversité mais elle restait une sorte de passage obligé, technique. Somme toute, ce n’étaient que les «préliminaires» de la sexualité.
Les yeux du dɑwʌn se ferment à moitié lorsqu’il évoque ces éléments, alors qu’il enchaîne avec un sourire en coin, tout satisfait de son jeu de mots.
- La vraie réussite, le summum de la sexualité, c’est le plaisir que votre famille d’espèces a obtenu de sa sexualité. Vous êtes passé d’un besoin primaire et saisonnier, de l’ordre du quasi-réflexe, à une composante sociale et un renforcement des interactions. Ce n’est que dans le corps de femmes humaines que j’ai connu la véritable extase du plaisir. Tout le reste n’en est qu’une approximation. Pas étonnant que les mâles se soient de tout temps évertués à contrôler les femmes. Elles leur font peur, ils les jalousent, se vengent de n’avoir que de pitoyables plaisirs en comparaison. Mais ne croyez pas qu’elles soient toutes à plaindre. Même si beaucoup d’hommes ne voient pas plus loin que la longueur de leur membre, ce qui reste toujours court, nombreux sont les couples qui arrivent à dépasser la somme de leurs egos. Le désir et le plaisir vont de pair et les corps ne sont qu’une composante de la fusion de deux personnes, fusion qui peut les amener extrêmement loin.
Le dɑwʌn s’arrête un moment et observe sa thérapeute. Il la dévisage longuement avec son sourire en coin caractéristique et continue:
- Mais je ne crois pas avoir à vous apprendre quoi que ce soit sur le sujet…
Un voile fugace apparaît dans les yeux de la femme dévisagée. Elle trouve cet épisode tout à fait déplacé: ce n’est ni l’endroit ni le moment pour ce type de remarque. Même si l’intention était probablement positive. Mais en bonne professionnelle, elle garde pour elle sa désapprobation et préfère recadrer la discussion:
- Tout ceci est très intéressant mais nous nous éloignons un peu des préoccupations qui vous amenaient ici. J’aimerais mieux connaître pourquoi vous parliez de…
Elle marque une pause, consulte ses premières notes de la séance et reprend:
- C’est cela: vous disiez «ne jamais être vraiment vous-même» et vous sentir rejeté « de façon injuste ». Qu’est-ce qui vous fait croire cela?
- Vous vous doutez bien qu’un être comme moi n’arrive pas à passer éternellement inaperçu. Lorsque je prends possession d’un corps humain, ou de l’un de vos compagnons animal, il m’est quasiment impossible de le singer auprès de ses proches, ses amis ou ses collègues. Ils se doutent très rapidement que quelque chose cloche. De plus, jouer à être un autre n’a pas grand intérêt pour moi. Dans tous les cas, je dois vite disparaître, plus ou moins brusquement. Cela ne pose pas de problème avec des personnes isolées, mais la plupart du temps l’entourage s’inquiète, nous recherche, me causant des désagréments.
La thérapeute s’enfonce un peu dans son siège pour se rassurer. Ce patient est bien inquiétant parfois, mais le moelleux du fauteuil la rassure alors qu’il enchaîne:
- Je ne sais pas si ces légendes stupides de démons prenant possession des âmes sont reliées à mes visites, mais je sais qu’elles m’attirent immédiatement des ennuis lorsque j’ai été repéré… Pourtant je prends bien soin de mes hôtes. Vous devez savoir que ma présence altère vos corps assez rapidement. Je dois donc les libérer après quelques semaines sans quoi je pourrais provoquer des dommages irréversibles. Or, je ne veux pas faire de mal, je suis un bon locataire moi. Et même si j’ai peut-être, involontairement, abimé quelques spécimens, je suis toujours dans une fuite en avant, à la recherche d’une nouvelle enveloppe. Je veux bien faire mais cela me dessert: la réapparition d’amnésiques est très suspecte dans vos sociétés de mieux en mieux organisées. Difficile pour moi de m’épanouir dans ces conditions où je suis dans une constante fuite.
- Je comprends, c’est tout à votre honneur. Mais n’y a-t-il pas d’autres espèces, disons, moins sensibles, pour vous accueillir?
- Oui, bien sûr, mais je vous promets que la vie d’un cactus ou même d’un aigle royal n’a pas vraiment le piquant de votre espèce. Passés les premiers instants, on se lasse vite d’attendre la rosée ou de guetter des mulots tout en recherchant des thermiques. Donc, invariablement, je reviens aux humains, comme une drogue dont je n’arriverais pas à décrocher. De plus, je n’ai jamais trouvé d’autre entité comme moi et je me sens très seul.
- Mmm, je vois que l’heure est bientôt écoulée et j’aimerais encore éclaircir un point important: qu’attendez-vous de cette thérapie? Il est important que je sache si je peux convenir et comment vous accompagner.
À nouveau, ce sourire en coin… Le patient prend son temps, la regarde mais sans donner l’impression de réfléchir, comme juste perdu dans d’autres pensées. Il se lève brusquement tout en reprenant la parole:
- Inutile docteur, j’ai déjà la réponse à ces questions.
Il tend la main dans un geste d’au revoir et la doctoresse la lui serre en se levant. Elle ressent instantanément un grand froid, comme si elle se retrouvait dans le vide de l’espace. D’ailleurs, un voile noir obscurcit sa vision et elle se retrouve dans un néant sensoriel avant qu’elle ne puisse voir les yeux interloqués face à elle. L’homme, chassé de son corps par son client depuis quelques semaines, reprend brusquement conscience, perdu dans ce lieu qui lui est inconnu:
- Que se passe-t-il, où suis-je ? demande-t-il en regardant tout autour de lui avec affolement.
Le corps de celle qui était la doctoresse lui répond calmement.
- Ne vous inquiétez pas, vous sortez d’une séance d’hypnose. Allongez-vous et attendez un peu, mon assistante va s’occuper de vous dans quelques minutes.
Le visage de la doctoresse est peu expressif, comme engourdi, un peu à la façon d’un nouveau-né qui n’a pas encore le contrôle de ses muscles. Le nouvel occupant de son enveloppe arrive toutefois à esquisser une ébauche de sourire en coin avant de sortir gauchement de la salle, en heurtant la table basse de sa jambe.
Alors que sa démarche s’assure, elle se dirige vers la réception et interpelle l’assistante.
- Le patient a fait un petit malaise. Pourriez-vous vous en occuper Catherine? De plus, je dois partir en urgence, pourriez-vous annuler mes rendez-vous jusqu’à la fin du mois?
- Oui madame, bien entendu. Est-ce que tout va bien? Rien de grave.
- Tout va bien, ne vous inquiétez pas, une urgence familiale.
- Ah oui, et prenez quelques jours de vacances Catherine, j’aurai besoin de vous en pleine forme à mon retour!
Patrick Seuret, novembre 2023
Tout droits réservés, reproduction interdite sans l’autorisation de l’auteur.
Compléments
Crédit image: blackhandsg sur Freepik avec retouches.
Sources d’inspiration et références
- Film: Le témoin du mal (Wikipedia)
- Chanson: My Name Reverend Beat-Man, de Reverend Beat-Man
- Prononciation: International Phonetic Alphabet (IPA) (Wikipedia) et écouter le dɑwʌn avec le site IPA-reader.xyz
- Histoire de la terre: Livre « Terre – L’histoire de notre planète », par Michel Joye, EPFL Press, 2021
- Mon «midi scientifique» sur l’histoire de la terre et de la vie (essentiellement basé sur le livre ci-dessus)
- Laconquête des terres (ou sortie des eaux) lors du paléozoïque (Wikipedia)
- L’apparition et la disparition dinosaures (Wikipedia)
- L’amoralisme et le scepticisme moral (Wikipedia)
- Du contrat social de Rousseau (Wikipedia)
- L’histoire évolutive de la lignée humaine (Wikipedia)
Musique à écouter
La playlist démoniaque à écouter en lisant cette nouvelle (disponible sur Apple Music et sur Deezer, merci à Mattieu pour le portage):
- Папіроси, des Dakh Daughters
- Bersekir, de Danheim
- Путь моей поэзии , de Ят-Ха
- Devil Woman, de Toubab Krewe
- My Witch, de Moderator
- Plaisir (XV), de La Femme
- Sympathy for the Devil, de The Rolling Stones
- Le Démon du Bord de Mer, de Gargäntua
- My Name Reverend Beat-Man, de Reverend Beat-Man
Le Moluquois
Cette nouvelle a gagné le premier prix du concours Vigousse de la « semaine du goût » en 2022 dont le thème était « Èpicé! ». Le PDF du journal est disponible sur mon partage de documents.
Le Moluquois
Marcel Pentaz, syndic
Cully, le 6 septembre 1523
Votre Seigneurie,
Par ces lignes, je me dois de vous conter l’étrange aventure qui s’est déroulée ce jour même dans notre charmant village de Cully. Il s’agit d’un événement exceptionnel dont la portée me semble dépasser largement mes prérogatives et j’en appelle à votre grande sagesse pour me guider sur les mesures à prendre ou ne pas prendre.
Grâce à la licence que Votre Seigneurie a accordée à notre village, se tenait aujourd’hui le marché aux vins et aux divers produits de notre terre. L’été étant largement terminé et les premiers froids se faisant sentir, tous les habitants de la région viennent s’approvisionner en denrées pour les mois à venir. Nous avons donc l’habitude d’y rencontrer toute la diversité de nos concitoyens et devons veiller au grain pour nous débarrasser des agitateurs politiques bernois et de ces nouveaux adeptes des prédicateurs Zwingli ou Œcolampade.
C’est pourquoi notre garde champêtre et votre soussigné se postèrent aux deux entrées de notre marché pour prévenir tout trouble. Nonobstant la rudesse du climat, nous étions en place avant l’aube et avons ainsi pu contrôler la bienséance des marchands comme de leurs chalands.
Tout se passait bien et je commençais à peine à me réchauffer au soleil qui montait au-dessus de notre merveilleuse vigne lorsque j’entendis ce que certains voyageurs appellent un «brouhaha» monter de l’autre côté du marché. Piqué par la curiosité et rassuré par ma morne matinée sans factieux, je me décidais à traverser le marché pour me rendre compte par moi-même de ce qu’il en retournait.
Quelle ne fut pas ma stupéfaction en arrivant auprès de Louis! À ses côtés se tenait le plus étrange des hommes. Il avait la taille d’un enfant de 12 ans et était dénué de toute pilosité. Toutefois, sa carrure, ses cicatrices et son port hautain démontraient que cet homme en était un, et un vrai! De plus, son teint mat et ses habits droit sortis de la cour de Charles Quint montraient, pour leur part, son origine lointaine. Il était accompagné de trois valets, nombre totalement insuffisant pour gérer la montagne de valises qui entourait cette petite troupe au milieu d’un village éberlué par leur apparition.
Fort de ma charge de syndic de Cully, j’étais conscient de l’importance de ce moment et m’adressais de la façon la plus assurée possible à ce voyageur…
Louis Perclot, garde champêtre
-
Bienvenue noble voyageur! Que nous vaut une si estimée visite?
Comme je vous le dis: la voix de notre syndic était forte comme de la grêle et il s’est adressé à l’étranger comme un seigneur à un autre seigneur. Je vous passe la discussion entre hautes personnes, traduite par un des valets, car je n’ai pas tout compris dans leur langage fleuri… Mais il était question d’un voyage depuis des îles très éloignées et du premier tour du monde réalisé par un Portugais dénommé « Magallanes » pour le grand Roi d’Espagne.
L’individu était un étranger, c’est sûr. Et il devait donc passer les formalités douanières pour entrer dans notre commune, a fortiori dans notre beau Pays de Vaud. D’ailleurs, je ne comprends pas pourquoi cela n’avait pas été fait avant par mes collègues tout au long de la Côte.
Je n’ai rien compris à son nom, alors j’ai écrit « Abagail Battaga », mais c’était comme ça, hein, au jugé. Ça commençait mal, mais j’étais loin de me douter des difficultés qui viendraient de la question suivante: « d’où venez-vous »? C’est une question simple. Mais la réponse m’a pris presque une page entière, sans compter les ratures. D’après ses explications confuses et les documents qu’il m’a présentés, ce Sire viendrait d’îles appelées les « Moluques » et en particulier d’une certaine « Tidore ». À l’en croire, il aurait embarqué sur le bateau « Victoria » pour venir rendre hommage au Roi et serait arrivé il y a une année exactement. Portugal, Espagne, France, cet homme aurait visité toutes les grandes capitales avant de venir dans notre petite Cully. Cet homme dit vouloir visiter les Alpes puis se rendre en Autriche. Cet homme semble vouloir faire le tour du monde lui aussi…
L’inventaire des biens et marchandises fut pénible: pas un seul nom que je sache écrire. Pourtant, je ne suis pas bête, puisque je suis douanier et que j’ai fait mes écoles chez les frères à Saint-Prex. Il m’a montré des coffres remplis de petites baies séchées, d’écorces et d’autres petites choses aux formes étranges, aux odeurs très fortes et aux couleurs allant du noir le plus profond au jaune vif: « muskade », « clou de girophe », je me demande ce que peuvent bien être ces produits qu’il a ramenés de son pays. Il m’a également montré de la « kanel » et du « kurri » qu’il aurait achetés en chemin. D’après lui, ces épices servent à améliorer le goût de la nourriture.
Tout ça me paraît très suspect et je crains qu’il cherche à m’embrouiller. Et si ces substances étaient des drogues ou les ingrédients pour des brouets de sorcière? La nourriture fournie par notre terroir n’a pas besoin d’être améliorée: elle est don de Dieu et donc parfaite.
Je ne vois qu’un moyen de m’assurer que cet hurluberlu ne me mène pas en bateau depuis ses satanées « Moluques »…
Vivian Délazet, cellérier-vigneron
Exactement: c’est bien le Louis qui m’a amené cet homme étrange. En quelques mots, il m’a appris que j’étais un expert en goût. Puis que mon devoir était d’aider la justice en vérifiant s’il était un vrai marchand d’aromates ou un dangereux sorcier. Du coup, je n’étais pas du tout rassuré quand je l’ai regardé de plus près. L’étranger m’a toisé du haut de sa petite taille en souriant, mais on ne me la fait pas: moi, je me méfie des inconnus qui sourient trop.
Comme j’étais soi-disant un expert, j’ai fait la chose que je fais le mieux: j’ai fait venir cet homme dans mon carre. Nous nous sommes assis avec une bouteille de mon vin. Le vin, ça délie les langues et s’il est marchand de goût alors il saura bien me parler de mon pinot noir, de ma rèze ou de mon nouveau cépage expérimental: l’Edeldrauben (que mon ami Dédé appelle Chasselas entre nous). Voyons ce que cet homme a dans le ventre et quelle est la qualité de sa langue.
Il est extraordinaire! Son palais est celui d’un roi, que dis-je, d’un empereur! Même avec la barrière de la traduction, il a su déceler toutes les notes de mes créations. J’ai commencé avec mon blanc expérimental que j’ai nommé « Son Excellence Calamin »1. Je verse une bonne rasade de liquide doré dans un verre et le tends à mon compagnon de table. Il le prend, le hume et, sans regarder son traducteur, me lance:
-
Facile, ça explose, l’acacia saute au nez et c’est même renforcé par la douceur mielleuse.
Il goûte et part d’un grand rire:
-
Et de la poire, maintenant! Sans parler des arômes de bergamotta. Vous me prenez pour un enfant, mon brave, même cachées derrière l’aspect minéral, ces notes sont flagrantes.
Tout son visage sourit quand il me dit ça, justement comme un enfant qui aurait répondu à une question trop facile. Il m’impressionne, car cette analyse lui a pris à peine quelques secondes.
Je passe alors au rouge: mon bien-aimé « Rouge Désir » devrait lui donner un peu plus de fil à retordre. Cette fois, il lui faut faire tourner un peu plus longtemps le liquide rubis. Il regarde attentivement le tourbillon, le sens en regardant le plafond, ses yeux se plissent:
-
Bien essayé mon ami, votre vin est un fameux assemblage. Il me rappelle mes îles natales, car j’y retrouve un mélange de ces épices de mon enfance; les larmes me montent aux yeux. J’y trouve aussi, plus discrète, la légère acidité des fruits rouges de vos montagnes. Je me réjouis d’ailleurs de les découvrir ailleurs que dans mon assiette.
Il savoure une gorgée.
-
Aucun doute sur ces arômes de fruits rouges. Et j’y décèle même des notes de ces gousses d’orchidée des Mascareignes2, mon brave. Suis-je juste?
Ne connaissant aucun de ces noms, je ne peux qu’acquiescer… et le féliciter en toute honnêteté. J’arrête le test ici, car c’est avec le cœur enthousiaste, et l’âme légèrement embrumée, que je peux qu’il m’a amené là un homme de goût et de nez! Mais il exige un second avis d’experte…
Marie Noumoud, aubergiste
Quelle peur j’avons eu quand l’Vivian nous a amené le Moluquois à l’auberge. Rien qu’à son nom j’avais envie de m’cacher dans les vignes. Il portait d’ces habits de la haute: des hauts-de-chausses bouffants rouges et un pourpoint noir à haut col sur sa chemise blanche et or. Il était comme un de ces aristos sur les images que m’avait montrées le taponnier3 lors de la dernière Vinalia rustica ou fête des vendanges. Quelle élégance sur un corps si déroutant!
La surprise passée, ce p’tit gars m’a montré son trésor fait de petites graines brunâtres pas très ragoûtantes et de poudres suspectes. Je ne comprenais pas ce qu’on attendait de moi jusqu’à ce que ces deux lascars, qui s’entendaient déjà comme des larrons en foire, me poussent à goûter. Je me décide pour la poudre jaune qui m’effraie le moins.
Bonté divine, Marie, sainte mère de Dieu, que c’était bon! Une explosion dans ma bouche, des saveurs tellement nouvelles et, dans ma tête, un Nouveau Monde qui s’ouvre à moi. C’était comme si je découvrais la soie après avoir porté des peaux d’bêtes toute ma vie.
J’lui demande le nom de ce truc incroyable, « courri » qu’il me dit. Je le regarde béatement en me demandant quel en est le meilleur usage. Je m’tourne vers mon chaudron où j’avais mis un beau poulet à cuire au jus avec des pommes et une bouillie d’orge pour le marché. Je m’sers un bon bol et j’y ajoute une pincée de sa poudre miraculeuse. En touillant, le jus prend une belle couleur jaune et dégage une odeur piquante. Je ne résiste pas et plonge ma cuiller pour découvrir cette merveille. Diable, cet homme a ramené les fruits du paradis sur terre.
Les jours suivants, le Vivian et moi avons expérimenté plusieurs recettes pour marier ces épices. Nous étions comme des enfants à imaginer de nouveaux assemblages de nourriture, de vin et d’épices. Nous avons même inventé notre propre recette: une délicieuse sauce réalisée à partir d’un roux que ce distrait Vivian a presque laissé brûler dans du beurre. J’ai réussi à récupérer cette catastrophe en ajoutant du jus de viande et en battant le tout. Un peu de miel pour cacher le brûlon et cela donne une sauce correcte, mais sans grand caractère: tout est dans la pincée de cette incroyable « muscade » qui la transforme en la reine des tables! Nous avons appelé cette sauce la « Bleuramiel » (blé-beurre-miel). Il faut que j’en parle à mon n’veu qui travaille à Uxcelles4.
Quelle déception lorsque Louis est venu nous annoncer la fin de la récréation! Suite à nos témoignages, il avait finalisé les documents et les papiers du Moluquois, lui permettant de continuer son périple. Grand prince, celui-ci est venu nous dire au revoir en personne et nous a confié une pleine bourse de son précieux chargement. Nous avons tous les deux pleuré en le voyant s’éloigner; mais nous nous réconfortons en nous rappelant que ce 6 septembre aura été la plus belle révélation de notre vie.
Pierre Rot, Abbé
Monseigneur,
Vous m’avez demandé de m’enquérir des effets à l’ordre public qu’aurait pu causer la visite de l’étrange homme des îles Moluques. Je suis retourné dans le petit village de Cully et puis vous assurer que, trois semaines après son passage, l’homme n’a provoqué qu’une seule révolution de palais: celle des goûts désormais épicés de nos braves Culliérans!
Patrick Seuret, juillet 2022
Tout droits réservés, reproduction interdite sans l’autorisation de l’auteur.
Notes
- Les vins sont issus de l’Union Viticole de Cully (uvc.ch) ↩
- Les notes de vanille étaient inconnues à l’époque… mais qui nous dit que les orchidées de La Réunion (des îles Mascareignes) n’auraient pas pu inspirer notre fin gourmet ↩
- Fabricant de bouchons ↩
- La sauce béchamel aurait été inventée par Pierre de La Varenne, cuisinier du marquis d’Uxcelles environ un siècle plus tard. Elle était à base de jus de viande et n’aurait été qu’améliorée par le marquis de Béchameil ↩
Compléments
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En double aveugle
Cette nouvelle a gagné le premier prix du concours Vigousse de la « semaine du goût » en 2020. Le PDF du journal est disponible sur mon partage de documents.
En double aveugle
Déjà vingt heures et pas de nouvelles. Nous avions pourtant prévu de nous retrouver ici à 19 h 30 et son téléphone qui tombe toujours dans le vide… Ses problèmes de retards me tuent. Un jour, il faudra vraiment qu’on s’explique là-dessus ! D’autant plus que j’avais bien indiqué avoir eu un mal de chien pour obtenir cette réservation. Je me réjouissais tellement d’y aller ensemble ! J’attends encore 5 minutes et je pars. Tant pis si je dois payer pour les deux. |
Le sommeil m’est tombé dessus sans crier gare ! Aucun message sur mon portable. Personne n’a pensé à moi et passer la soirée devant la télévision ne m’enthousiasme pas vraiment. On est samedi, je veux sortir m’amuser. Enfin… m’amuser… mes muscles sont gourds de cette sieste involontaire et c’est plutôt mon estomac qui commande pour l’instant. Jetons un œil sur internet pour voir ce qui pourrait satisfaire les deux en même temps. |
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Tic, tac, tic, tac, tic, tac… Biiip, biiip… Bon toujours pas de réponse. C’est la dernière fois que je lui propose quelque chose. J’appellerai en chemin pour annuler sa place si c’est possible. |
Clic, clic, clic, clic… Eh, ça c’est amusant, mmm, et gastronomique ! Exactement ce qu’il me faut. J’appelle, j’espère qu’ils ont encore de la place pour les retardataires ! |
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Taxi !! | ||
Bonsoir, nous nous sommes parlé tout à l’heure pour annuler une réservation. Je vous présente toutes mes excuses, un problème de dernière minute, oui… Vous êtes trop gentil, merci beaucoup, j’espère que vous pourrez trouver quelqu’un d’autre. Ah, oui, c’est un soulagement, merci beaucoup. | Bonsoir, nous nous sommes parlé tout à l’heure pour une place et vous m’avez dit que j’avais de la chance. Non, vraiment, à quelques secondes près ?! Incroyable. Ce sera encore meilleur en sachant que le hasard m’a souri… Non, pas de problème, je vous paie déjà maintenant. | |
Pourriez-vous m’expliquer comment cela se passe, c’est la première fois que je… Donc tout se passe dans le noir ? Mais comment faites-vous pour nous retrouver ? Ah, une partie du personnel est malvoyant. Effectivement, ils seront plus adroits que moi. J’espère juste pouvoir trouver ma bouche. Oui, volontiers, accompagnez-moi à ma place, je ne suis pas très à l’aise dans l’obscurité. |
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C’est vraiment génial ! Je n’y vois rien et tous mes sens s’éveillent, mais quand même, la capacité qu’ils ont à se déplacer comme ça dans le noir. Je n’y arriverais jamais, c’est admirable ! Je me réjouis de commencer, explorons un peu la table… Voilà ma fourchette, ma serviette — j’en aurai besoin — et… ding !! Un verre ! Tiens, à propos, comment font-ils pour ne pas le faire déborder ? J’espère qu’ils ne mettent pas leur doigt dedans. Voyons ce qui se trouve de ce côté… |
Tout le monde est super gentil ; et très patient avec moi. Je réalise que je devrais faire plus attention la prochaine fois que je croiserai une personne avec une canne blanche dans la rue. Je ne sais jamais comment me comporter dans cette situation, mais c’est à moi de m’adapter : ils ont déjà bien assez à faire. J’ai l’impression que mes yeux inventent des formes alors que je ne vois plus rien depuis que j’ai passé ces rideaux. Aïe… en tout cas j’ai trouvé le pied de la table. Et par là, qu’est-ce qui s’y cache ? |
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Oh, pardons, toutes mes excuses !! J’explorais et je n’ai pas vu que vous… enfin… vous voyez… heu… comprenez… | ||
Mmmm, je ne sais pas pourquoi ma peau était si électrique, mais ce contact était vraiment délicieux… La douceur de cette main, sa peau, son geste délicat, et cette voix, cette voix, j’en ai des frissons. Mais qui est-ce ? J’ai toujours aimé les mystères… J’essaye de l’imaginer. Oui, sa bouche doit être fine, et ses yeux clairs… Irrésistible !! |
Comment ai-je pu dire ces âneries… J’aurais dû prendre sa main et ne jamais la lâcher ! C’est un tel choc émotionnel. Ce simple contact me retourne complètement, moi qui ne fais pas dans la sensiblerie d’habitude. Je n’en reviens pas. Mais qui est-ce ? Je me délecte de son parfum. Enivrant, lui aussi, mais est-ce mon imagination ? |
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Voici l’entrée. Impossible de savoir de quoi il s’agit : à nous de deviner, paraît-il. On nous verse le vin qui l’accompagne. Je n’avais jamais réalisé, mais le bruit du liquide qui coule se transforme tandis que le verre se remplit et, instinctivement, je sens quand le serveur doit s’arrêter de verser. C’est incroyable d’observer comment mes sens se complètent et compensent ma cécité. | ||
Après avoir péniblement réussi à se faire rencontrer assiette et fourchette, celle-ci entame la suite du voyage. Un voyage qui me paraît bien plus long que d’habitude… Ma bouche s’entrouvre et découvre une gerbe de sensations qui m’assaille. Je perçois d’abord la texture, ferme, douce et lisse. Mes dents en testent la résistance et pénètrent légèrement la surface, provoquant des milliers de petites perforations dans cette chair délicate. Gourmande, ma langue se joint à l’exploration pour révéler des parties plus rêches et sucrées alors qu’ailleurs elle affronte une onctuosité teintée d’acidité. Mon esprit tout à ces délicatesses, je laisse ma main se faire courtiser par sa jumelle si troublante et entamer ensemble une parade nuptiale qui accroît mon vertige. Un tel flot de sensations sature mon esprit. |
Alors que j’amène ma fourchette à l’orée de mes lèvres, je n’arrive pas à oublier ce contact si bref et si intense à la fois. À la faveur de l’obscurité, je me mets à imaginer ce que sa bouche peut ressentir, à quoi elle ressemble, à ses dents qui pointent timidement — soupir. Instinctivement, ma main part à la recherche de la sienne, cherche à nous unir à nouveau. Mais la crainte me retient, ce serait tellement magique que nous ressentions la même chose que cela me semble impossible. Et pourtant… … elle est là… sa main ! Elle reste, ne s’enfuit pas ! Elle se lie à la mienne en de douces étreintes et alors que sa peau s’unit à la mienne, nous ne formons plus qu’une seule entité faite de volupté et animée de sa propre volonté. Une telle joie m’envahit que je n’entends pas la suite du repas arriver. |
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Une salade d’avocat à la poire, bien sûr, cette délicate opposition de textures et de goûts me paraissait si énigmatique. Et pourtant, maintenant que je les visualise mentalement, tout devient évident. Je termine avec délice l’entrée pour faire place au plat principal, nos deux mains unies. | ||
Nos mains consentent à se séparer pour démarrer l’exploration d’un nouveau défi : que cache ce plat profond ? Une fourchette se dévoile à moi. Elle plonge dans l’inconnu. Au comble de l’excitation, je perçois une couche granuleuse, qui résiste avec souplesse, mais qui finit par céder dans une moiteur odorante. Emportée par cette victoire, mon autre main retrouve son alter ego. Elle remonte et s’enhardit. Tous mes récepteurs sont en alerte, détectant la chaleur, la gaine amollie et le noyau croquant d’un grain de riz parfaitement cuit. Quelle surprise lorsque je découvre une zone dénudée au détour de mon expédition ! L’émerveillement libère un trop plein de sensations qui m’arrache un glapissement et me remplit de honte… Une seconde couche se dévoile : l’amertume d’un safran se mélange au goût salé du parmesan. Des souvenirs de Milan se réveillent comme de petites madeleines enfouies dans ma mémoire. |
Un risotto ! C’est un plat que j’adore et je me délecte de sa personnalité sans pareil, mariage secret de tendresse et de rusticité. C’est un choix parfait et je sursaute lorsque sa main insolente trouve la peau de ma hanche. Je l’arrête et la guide alors que ma bouche découvre des sensations nouvelles. La première découverte en cachait une seconde, plus profonde, plus goûteuse, plus riche, dissimulée sous le voile trompeur de la simplicité. À son tour, ma main se met à explorer, à la recherche de trésors enfouis dans ces abîmes intrigants ; et à la faveur de l’obscurité, ose fouiller les frondaisons. Je débusque des goûts inattendus, des odeurs envoûtantes, des formes et des textures délectent mon toucher et nos corps se tendent à l’unisson. Nos sens exacerbés nous dévorent, nous n’échangeons pas un mot. Nos corps ont leur langage qui se moque bien de nous ; ici, seules nos émotions ont droit à la parole. |
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Le risotto est plus franc que les poires, même lorsqu’il tente de se jouer de nous en se faisant passer pour un mille-feuille ! Au tour du dessert maintenant, avec son bon vin flétri des hauts de Sierre. On nous assure qu’il est d’une belle couleur dorée, mais ses autres qualités doivent être découvertes au nez et au goût exclusivement. Notre toucher sera aussi de la partie pour le dessert, qui « s’apprécie avec les doigts ». |
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Encore tout émoustillés par nos contorsions, mes doigts s’approchent de ce fameux dessert. Ils rencontrent une peau douce et soyeuse, dont les rondeurs me font saliver. Je porte cette petite boule à mes lèvres et mon odorat reconnaît immédiatement les effluves rafraichissants et toniques. Par réflexe, mon inconscient visualise sa peau gorgée de soleil et de plaisir, rendue rosée par les rayons célestes, sa chair juteuse et élastique. Dans un état second empreint d’érotisme, je suspends mon geste. | Encore tremblante de son audace de tout à l’heure, ma main recherche le précieux verre. Tel un boa à l’affût, elle approche sa proie et bondit pour l’étreindre fermement. Une fois la victime sans défense, elle s’en empare et la ramène vers mon visage. D’une profonde inspiration mes narines se gorgent de son odeur sucrée et teintée de notes noisette. D’un geste rapide et circulaire, je lui fais exhaler tous ses arômes. Ce nectar réveille en moi des souvenirs de soleil, de vacances, d’émois adolescents… | |
Ma langue se déploie à l’orée de ma bouche, se préparant à l’accueillir… | … mes papilles se contractent et guettent son goût, impatientes de découvrir son intimité. | |
Le contact se fait d’abord furtif, discret, presque timide. Ma bouche enfin perce ses secrets et libère ses sucs acidulés et sucrés tant attendus. Je me délecte, et, obscurité ou non, mes yeux se ferment dans l’extase de cet échange. Incapable de maîtriser mes mains, je les laisse prendre vie et danser à nos côtés. Mes doigts effleurent les formes charnues du fruit de mon désir et, dans un tourbillon sensuel, accentuent mon attraction. La caresse devient hardie et je sais que le point de non-retour a été atteint. Le temps passe comme dans un rêve, il m’est difficile de distinguer ce qui appartient à la réalité ou à mon imagination. Seconde après seconde, la volupté des cerises se mêle aux flots du vin et une nouvelle sensation commence à émerger. La crainte. La crainte de la fin. Que ferai-je lorsque chaque cerise aura fusionné, lorsque chaque molécule de nectar sera mienne ? Elle grandit et je sens que je dois agir avant qu’elle prenne le contrôle, avant qu’elle m’empêche de prendre la seule décision qui s’impose. Brusquement, à l’unisson, mus par cette force qui fait de nous une âme pleine et entière, nous nous levons ! Hagards, ou alors plus lucides que jamais, nous progressons vers la sortie, titubant dans le noir et incapables de rompre le contact qui garde cette magie en vie, telle une bouée dans la nuit glacée. La lumière ! Nous sortons. |
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Mes yeux sont éblouis par la lumière et sa silhouette apparaît lentement. Je découvre mon âme sœur, par petites touches, prenant vie sous le pinceau d’un impressionniste. | Un kaléidoscope sensuel envahit ma vision. Ses mille reflets prennent possession du dernier sens qui lui échappait. L’amour que je cherchais depuis si longtemps se dévoile enfin devant moi. | |
Je l’aime ! | Je l’aime ! | |
Je t’aime ! |
Au menu ce soir : une salade d’avocats aux poires avec sa vinaigrette, suivi d’un double risotto nature et milanais. Comme dessert, des cerises Van de saison, proposées avec un Ermitage flétri de Sierre de la cave d’Anchettes. Le tout servi avec amour.
Patrick Seuret, juillet 2020,
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Perte de contrôle
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Perte de contrôle
- Bonjour Madame,
- Bonjour Docteur,
- Je suis désolée de vous avoir fait attendre si longtemps, mais avec ces temps difficiles, les gens sont très demandeurs et se sentent perdus.
- Ha, non, pas de problème, vous étiez presque à l’heure, je n’ai même pas eu l’impression d’attendre. D’ailleurs, j’aime beaucoup la décoration de votre salle d’attente, ces tableaux de grands maîtres me rappellent des souvenirs.
- Désolé, je voulais parler de délai pour avoir un rendez-vous… Que dites-vous à propos des tableaux, vous les aviez vus dans des visites de musées? Êtes-vous intéressée par la culture, l’histoire de la peinture?
- Non, ce n’est pas à proprement parler mon cas. Bien au contraire, dirais-je. Mais c’est que j’ai vécu ces époques, ma vie avait un sens en ce temps-à. Je travaillais dur mais je savais pourquoi. Mais maintenant, tout m’échappe, tout s’emballe et je perds le contrôle sur ma création.
- Qu’entendez-vous par là? Que pensaient vos parents de votre sens du contrôle? Comment vous ont-ils guidée dans la vie?
- Je ne me souviens pas vraiment de mes parents, le chaos primordial, l’énergie de l’océan primitif… Mes premiers souvenirs sont associés aux prémices de la vie. Vous savez, j’ai toujours eu une certaine influence, au début c’était facile: les gens n’échangeaient pas beaucoup, alors il suffisait de les rencontrer et de leur fournir des explications simples et qui pouvaient paraître de bon sens. La terre est plate, vous êtes le centre de l’univers, vous êtes malade parce que vous n’avez pas fait d’offrande, ou parce que votre chien avait regardé la montagne de travers, et personne n’avait rien à y redire. Alors comme ça je me sentais bien dans ma peau. J’étais légitime et respectée.
- Mmmm, vous avez besoin d’être respectée, d’avoir un sens dans votre vie?
- Exactement, j’ai toujours cru aux recettes d’antan et je les ai défendues pendant toute mon existence: faire respecter des traditions que j’invente ou qui m’arrangent, se répéter que nous sommes les meilleurs, accuser les autres de nos problèmes, qu’ils sont jaloux, veulent nous détruire, douter de tout pour croire en n’importe quoi. Mais maintenant, tout ceci m’échappe et je me pose moi-même des questions.
- Je ne vois rien d’anormal là-dedans, c’est bien de poser des questions, de remettre les certitudes en question, de questionner les faits démontrés par la science, lesquels ont, comme par hasard, presque tous été trouvés par des hommes blancs et riches. D’ailleurs en quoi cela peut-il vous poser des problèmes à notre époque?
- C’est un peu long à expliquer…
- Je vous en prie, nous avons une heure aujourd’hui, mais nous devrons probablement continuer la thérapie, vu la tournure de vos tourments, alors allez-y.
- Comme je vous le disais, au début tout était simple. Mais, ensuite, cela s’est un peu compliqué avec le développement de l’agriculture qui a permis l’apparition de libres penseurs. Ces gêneurs passaient tout leur temps à réfléchir à la nature des choses. Au lieu de cueillir des baies ou chasser des lapins, ils se posaient des questions sur le monde réel, l’imaginaire, nos sens, leur cohérence, tout cela me faisait beaucoup de mal. Mais heureusement, je pouvais m’appuyer sur les traditionalistes conservateurs qui défendaient bec et ongles les traditions et leurs petites certitudes de croyants.
- Vous avez un problème avec la religion? Ce n’est pas bien, il faut respecter les croyances des autres, moi j’ai un ami pastafariste, au début il plaisantait mais il est de plus en plus convaincu…
- Ne m’en parlez pas! J’ai bien cru qu’ils allaient réussir un coup, mais j’ai réussi à les neutraliser, je suis d’ailleurs assez fier de la façon dont j’ai pu diluer les ironiques sous les vagues d’une horde d’adeptes ineptes. Mais ce n’est pas le propos…
Je vous disais que j’avais pu maintenir mon influence mais ce fut de plus en plus difficile. Les savants, les alchimistes puis les lumières me rendaient la vie de plus en plus compliquée. Vous devez savoir que mon job est assez ingrat. Je me baladais de ville en ville, de bar en bar, pour rencontrer les êtres les plus faibles afin de leur prodiguer mes enseignements. Mais c’était un travail sans fin, ils n’arrivaient pas à propager mes idées assez rapidement avant de mourir d’une cirrhose. Je pouvais toujours me reposer sur mes relais historiques, mais ils commençaient eux aussi à «se poser des questions» et de plus les masses de fidèles diminuaient de jour en jour. C’était ma première grande crise. - Je vous comprends, ces gens qui remettent tout en question sont de dangereux agitateurs. C’était tellement mieux avant avec un roi pour nous dire ce qui était juste. Je regrette la simplicité des temps anciens où tout le monde était heureux, à sa place. Moi je suis convaincue que dans une vie antérieure j’étais médecin de la reine. C’était fabuleux.
- Voilà! Merci pour votre soutien, ça me fait beaucoup de bien. Vous voyez, il suffit d’y croire même si en réalité les gens avaient une vie de misère, mouraient à 45 ans de maladies douloureuses et perdaient plus de la moitié de leurs enfants en bas âge. La réalité a peu d’importance. Et c’est ce qui m’a sauvée: avec les nouveaux moyens de communication comme la radiophonie et en ciblant mieux les personnes que je rencontrais, j’ai réussi à toucher beaucoup plus de monde. J’ai ainsi repris de l’ascendant sur ces scientifiques et intellectuels qui pensaient penser mieux que les autres. J’étais au sommet de ma gloire: les nations se sont soulevées les unes contre les autres, convaincues chacune qu’elles valaient mieux que les autres. Elles ont vite compris que les minorités posaient problème puisqu’elles mettaient en doute la simplicité du système en montrant qu’on peut être heureux différemment. Alors elles génocidèrent à tour de bras. Pendant toutes ces années, j’ai fait une nouba de tous les diables avec ma voisine. Elle aussi exultait: elle fauchait toute la journée et le soir nous nous retrouvions pour célébrer notre apothéose, j’ai failli en avoir une cirrhose à mon tour. Quel mauvais tour ironique cela aurait été!
- Attention, madame, les drogues c’est pas bien. Rien rien rien: pas d’alcool, pas de sexe, pas d’amour du prochain. Achetez plutôt un fusil mitrailleur pour vous défendre des envahisseurs étrangers et tirez la première si vous avez un doute, car nous sommes la race supérieure et nous ne voulons pas être envahis…
- Vous êtes un baume pour mon cœur. Je reconnais en vous l’intelligence de la vraie patriote, Make Pastafaria Great Again! Mais je m’emporte, je m’emporte alors que je n’ai pas terminé mon histoire. Vous avez raison de me rappeler que j’ai remporté de nouvelles victoires récemment mais c’est bien là la source de mes soucis actuels. Revenons toutefois un peu dans le passé.
Grisée que j’étais par tous mes succès, je n’avais pas vu la résistance s’organiser après la guerre. J’avais pourtant travaillé dur avec mes camarades des deux bords en les montant les uns contre les autres: les communistes s’acharnaient contre les capitalistes et les capitalistes écharpaient les communistes. J’ai même cru qu’ils en arriveraient à rétablir les bûchers mais je n’ai malheureusement pas pu les y ramener. Quel dommage, c’était le bon vieux temps. Quoi qu’il en soit, malgré cet environnement propice, les scientifiques et la croyance en la science ne cessaient de gagner du terrain. - Ces scientifiques sont des comploteurs: eux et leur clique mettent des puces pour nous contrôler dans des vaccins qui ne servent plus à rien maintenant que plus personne ne meurt de ces maladies.
- Vous m’enlevez les mots de la bouche. Ces scientifiques m’ont fait beaucoup de mal en faisant presque disparaître les maladies qui me servaient à faire accuser les animaux, les homosexuels ou encore les autres religions. Je me suis vue contrainte d’inventer de nouveaux ennemis et surtout de nouveaux dieux pour remplacer ceux qui étaient devenus obsolètes. Reprenant mon bâton de pèlerin, je suis allée prêcher la religion du profit dans les écoles de management d’un côté du rideau et, en face, dans les secrétariats des grands partis totalitaires. Je dois avouer que j’ai été bluffée par mon succès dans les pays démocratiques: cette religion s’est propagée comme une traînée de poudre. Chacun voulait gagner plus que son voisin. Il y en a même qui ont cru (et croient encore) qu’une croissance exponentielle infinie pouvait exister, arf. Et pour la première fois, j’ai été dépassée par cette incroyable invention d’une main invisible qui régule les marchés. Ils ont inventé ça tout seuls, les choux. Vous vous rendez compte, même les néandertaliens n’auraient pas cru un truc pareil; ils croyaient aux esprits certes, mais avec un caractère, de l’intentionnalité, un minimum d’intelligence. Et surtout pas à cette échelle… Maintenant que j’y pense, je me demande s’ils y croyaient eux-mêmes; je préfère croire qu’ils cherchaient juste une excuse officielle face à leur immoralité.
- C’est scandaleux, nous ne nous contenterons pas de la vérité officielle. On nous cache des choses, l’état profond mange des enfants dans des pizzerias pédophiles en nous manipulant pour nous faire croire que la terre est ronde. Vérité, liberté, élections volées… Nous voulons un homme fort pour faire taire ces gens qui sont d’un autre avis, qui vivent différemment.
- C’est exactement ça! Il est vrai que les hommes forts de l’autre bord ont moins bien dispersé mes évangiles du profit. Ils se sont bien gardés de divulguer ce savoir divin, se contentant de transformer le communisme en kleptomunisme à leur propre… profit. Mais c’était bien triste de voir les foules privées du crédo du crédit. Et alors que tous mes efforts semblaient perdus, lorsque ces anciennes croyances dans la dictature du prolétariat se sont effondrées, se transformant en simples dictatures mafieuses et égocentriques, la plus fantastique idée a émergé spontanément du chaos des sociétés: les réseaux sociaux.
- Sociétés secrètes, Illuminati, francs-maçons, religieux, je vous vomis, je suis un être supérieur, je me renseigne sur internet, tout est complot, toutes vos preuves sont fausses sauf ma vérité! Le rempart de mon esprit s’élèvera contre vos maux et vos mots, la vérité triomphera… nous sachons!
La patiente s’arrêta de parler et prit un air affligé en regardant l’état dans lequel était tombée la doctoresse. Ses yeux injectés de sang lançaient des éclairs, de l’écume pointait à la commissure de ses lèvres et elle gesticulait frénétiquement sans que l’on sache quel sens elle désirait donner à cette danse de Saint-Guy. Toute discussion était vaine.
Mais il restait encore cinq minutes de consultation à l’horloge, alors elle continua. Dans un monologue désormais…
- Je disais donc que mon accession définitive au pouvoir est née des réseaux sociaux. Non seulement chaque pécore peut s’ériger en expert international des sujets les plus variés, comme avant, mais maintenant ils peuvent se regrouper, élaborer de nouvelles théories encore plus farfelues. Il n’y a plus d’échelle de valeurs, tout est placé au même niveau: manger un ver de terre est du nazisme, 30 ans d’expertises sont balayés d’un post de 140 caractères, des enfants sont menacés de mort pour un dessin, etc. De plus, les régimes autoritaires s’en donnent à cœur joie: troller dans tous les sens, qânoner de nouvelles pistes fictives, retourner notre liberté d’expression contre nous tout en la bâillonnant chez eux. Et le pire, c’est que plus c’est gros, plus les empotés s’emportent. Les humains ont bouclé la boucle: avant ils se posaient des questions pour s’élever et s’affranchir de l’obscurantisme, maintenant ils les posent pour tout déconstruire et répandre eux-mêmes le sel du doute sur les ruines du savoir.
- Gnaaaa, c’est eux, leur faute, la vraie religion, pas de réchauffement, leur faute, le chaudron n’est pas percé, le grand effondremmmmmmeeeeeennnnnttttt…..
- Et oui, vous avez raison, c’est bien mon malheur. Je ne sers plus à rien. Ma victoire est devenue tellement totale que j’en suis devenue inutile.
Un long soupir et elle s’interrompt alors que ding l’horloge, indiquant la fin de la séance. Du haut de sa chaise, ses yeux se portent sur le corps écroulé et l’esprit en lambeaux qui l’habite. Elle paraît dubitative devant son œuvre ainsi achevée. Sans un mot supplémentaire, elle se lève, détourne le regard et sort par la porte, sans regret ni fierté.
Dans le vestibule un peu sombre et déprimant, l’assistante se lève en la voyant arriver.
- Bonjour Madame Bêtise, j’espère que la séance s’est bien passée. Est-ce que la doctoresse veut que nous organisions un nouveau rendez-vous?
- Je vous remercie, ce ne sera pas nécessaire, j’ai repris confiance en moi.
Patrick Seuret, 29 mai 2023
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Compléments
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Sources d’inspiration
- La pollution nous rend-elle complètement cons (journal Usbeck & Rica)
- Le climatoscepticisme, anatomie d’une mauvaise foi (Le Monde, accès payant)
- Un avocat cite des affaires juridiques fictives inventées par ChatGPT, provoquant la fureur du juge et des sanctions potentielles. ChatGPT avait assuré à l’avocat que ces affaires étaient réelles (Developpez.com)
Musique à écouter
La playlist décérébrante à écouter en lisant cette nouvelle (disponible sur Apple Music et sur Deezer, merci à Mattieu pour le portage)::
- Kwaidan, de Ramasutra,
- Control, de Synapson,
- Out of Control, de Yuksek,
- Coconut, de Harry Nilsson,
- The social Network Song (Oh Oh-Uh-Oh Oh), de Valentina Monetta,
- Stupid Cupid, de Connie Francis,
- Frontier Psychiatrist, de The Avalanches,
- She Sells Anger, de Poni Hoax
Pourquoi un blog ?
Ancrés très au fond de moi se trouvent les besoins de découvrir et de comprendre. Ces deux façons d'appréhender le monde sont au coeur ma personnalité et ont une influence considérable sur mes activités au quotidien. Mais à quoi servent toutes ces connaissances, quelle est la finalité de mes heures de lecture, et parfois de réflexion ?
La réponse est essentiellement égoïste : parce que j'aime ça ! C'est un plaisir de me plonger dans un domaine que je ne connais pas, de parcourir les articles du Monde, de sauter d'un concept à l'autre sur la Wikipédia ou encore d'ouvrir un magazine scientifique comme Pour la Science ou Epsiloon pour y découvrir des choses que je ne cherchais pas.
Et j'ai d'autres défauts : tout d'abord, j'aime les gens. Pas « les gens» au sens général (je suis plutôt déçu par l'humain que je vois dans les actualités, au point de craindre de développer la part misanthrope qui sommeille en moi), mais les gens que je peux rencontrer autour de moi, avec qui il est possible d'échanger, de discuter et de partager des moments et des valeurs. Bref, j'aime bien l'individu et peu la masse…
Ensuite, j'aime créer et construire : construire des relations, élaborer et mettre en place des processus ou ériger des châteaux de sable ; mais également faire naître des récits ou forger des programmes informatiques. Tous ces domaines se ressemblent plus qu'on l'imagine, ils nécessitent d'échafauder des hypothèses dans le monde de l'abstrait puis de projeter ces pensées dans la réalité, avec la grande violence du pragmatisme qui fait face à l'idéal. J'ignore si c'est un défaut, mais c'est certainement un besoin, au même titre que la découverte pour moi.
Alors, pourquoi un blog ? Parce qu'il me semble que ce mode un peu désuet, bientôt rangé avec les lettres écrites à la plume d'oie, pouvait satisfaire aussi bien mon envie de partager que les contraintes de l'erratique besogne de la créativité. Avec un blog, rythmes et supports peuvent varier au fil de mes inspirations et de l'avancement de mes projets. De plus, très old school, je préfère les (belles) lettres aux podcasts ou aux vidéos. Ces dernières me paraissent passer trop lentement dans ma tête pour n'y laisser finalement que des miettes. Une limitation de mes neurones probablement. J'essayerai toutefois d'égayer parfois la sécheresse des mots avec des créations plus graphiques, comme pour mes « midis-scientifiques» que vous retrouverez dans les projets.
À ce stade, je n'ose pas encore croire que je vous ai déjà enthousiasmés pour ce blog, mais j'espère avoir assez piqué votre curiosité pour vous inciter à vous abonner. Et, quoi qu'il arrive, j'aurai ouvert une petite lucarne sur ma personnalité pour celles et ceux qu'elle pourrait intéresser.
Je ne peux donc plus que vous souhaiter une bonne lecture.
Patrick