En double aveugle
Cette nouvelle a gagné le premier prix du concours Vigousse de la « semaine du goût » en 2020. Le PDF du journal est disponible sur mon partage de documents.
En double aveugle
Déjà vingt heures et pas de nouvelles. Nous avions pourtant prévu de nous retrouver ici à 19 h 30 et son téléphone qui tombe toujours dans le vide… Ses problèmes de retards me tuent. Un jour, il faudra vraiment qu’on s’explique là-dessus ! D’autant plus que j’avais bien indiqué avoir eu un mal de chien pour obtenir cette réservation. Je me réjouissais tellement d’y aller ensemble ! J’attends encore 5 minutes et je pars. Tant pis si je dois payer pour les deux. |
Le sommeil m’est tombé dessus sans crier gare ! Aucun message sur mon portable. Personne n’a pensé à moi et passer la soirée devant la télévision ne m’enthousiasme pas vraiment. On est samedi, je veux sortir m’amuser. Enfin… m’amuser… mes muscles sont gourds de cette sieste involontaire et c’est plutôt mon estomac qui commande pour l’instant. Jetons un œil sur internet pour voir ce qui pourrait satisfaire les deux en même temps. |
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Tic, tac, tic, tac, tic, tac… Biiip, biiip… Bon toujours pas de réponse. C’est la dernière fois que je lui propose quelque chose. J’appellerai en chemin pour annuler sa place si c’est possible. |
Clic, clic, clic, clic… Eh, ça c’est amusant, mmm, et gastronomique ! Exactement ce qu’il me faut. J’appelle, j’espère qu’ils ont encore de la place pour les retardataires ! |
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Taxi !! | ||
Bonsoir, nous nous sommes parlé tout à l’heure pour annuler une réservation. Je vous présente toutes mes excuses, un problème de dernière minute, oui… Vous êtes trop gentil, merci beaucoup, j’espère que vous pourrez trouver quelqu’un d’autre. Ah, oui, c’est un soulagement, merci beaucoup. | Bonsoir, nous nous sommes parlé tout à l’heure pour une place et vous m’avez dit que j’avais de la chance. Non, vraiment, à quelques secondes près ?! Incroyable. Ce sera encore meilleur en sachant que le hasard m’a souri… Non, pas de problème, je vous paie déjà maintenant. | |
Pourriez-vous m’expliquer comment cela se passe, c’est la première fois que je… Donc tout se passe dans le noir ? Mais comment faites-vous pour nous retrouver ? Ah, une partie du personnel est malvoyant. Effectivement, ils seront plus adroits que moi. J’espère juste pouvoir trouver ma bouche. Oui, volontiers, accompagnez-moi à ma place, je ne suis pas très à l’aise dans l’obscurité. |
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C’est vraiment génial ! Je n’y vois rien et tous mes sens s’éveillent, mais quand même, la capacité qu’ils ont à se déplacer comme ça dans le noir. Je n’y arriverais jamais, c’est admirable ! Je me réjouis de commencer, explorons un peu la table… Voilà ma fourchette, ma serviette — j’en aurai besoin — et… ding !! Un verre ! Tiens, à propos, comment font-ils pour ne pas le faire déborder ? J’espère qu’ils ne mettent pas leur doigt dedans. Voyons ce qui se trouve de ce côté… |
Tout le monde est super gentil ; et très patient avec moi. Je réalise que je devrais faire plus attention la prochaine fois que je croiserai une personne avec une canne blanche dans la rue. Je ne sais jamais comment me comporter dans cette situation, mais c’est à moi de m’adapter : ils ont déjà bien assez à faire. J’ai l’impression que mes yeux inventent des formes alors que je ne vois plus rien depuis que j’ai passé ces rideaux. Aïe… en tout cas j’ai trouvé le pied de la table. Et par là, qu’est-ce qui s’y cache ? |
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Oh, pardons, toutes mes excuses !! J’explorais et je n’ai pas vu que vous… enfin… vous voyez… heu… comprenez… | ||
Mmmm, je ne sais pas pourquoi ma peau était si électrique, mais ce contact était vraiment délicieux… La douceur de cette main, sa peau, son geste délicat, et cette voix, cette voix, j’en ai des frissons. Mais qui est-ce ? J’ai toujours aimé les mystères… J’essaye de l’imaginer. Oui, sa bouche doit être fine, et ses yeux clairs… Irrésistible !! |
Comment ai-je pu dire ces âneries… J’aurais dû prendre sa main et ne jamais la lâcher ! C’est un tel choc émotionnel. Ce simple contact me retourne complètement, moi qui ne fais pas dans la sensiblerie d’habitude. Je n’en reviens pas. Mais qui est-ce ? Je me délecte de son parfum. Enivrant, lui aussi, mais est-ce mon imagination ? |
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Voici l’entrée. Impossible de savoir de quoi il s’agit : à nous de deviner, paraît-il. On nous verse le vin qui l’accompagne. Je n’avais jamais réalisé, mais le bruit du liquide qui coule se transforme tandis que le verre se remplit et, instinctivement, je sens quand le serveur doit s’arrêter de verser. C’est incroyable d’observer comment mes sens se complètent et compensent ma cécité. | ||
Après avoir péniblement réussi à se faire rencontrer assiette et fourchette, celle-ci entame la suite du voyage. Un voyage qui me paraît bien plus long que d’habitude… Ma bouche s’entrouvre et découvre une gerbe de sensations qui m’assaille. Je perçois d’abord la texture, ferme, douce et lisse. Mes dents en testent la résistance et pénètrent légèrement la surface, provoquant des milliers de petites perforations dans cette chair délicate. Gourmande, ma langue se joint à l’exploration pour révéler des parties plus rêches et sucrées alors qu’ailleurs elle affronte une onctuosité teintée d’acidité. Mon esprit tout à ces délicatesses, je laisse ma main se faire courtiser par sa jumelle si troublante et entamer ensemble une parade nuptiale qui accroît mon vertige. Un tel flot de sensations sature mon esprit. |
Alors que j’amène ma fourchette à l’orée de mes lèvres, je n’arrive pas à oublier ce contact si bref et si intense à la fois. À la faveur de l’obscurité, je me mets à imaginer ce que sa bouche peut ressentir, à quoi elle ressemble, à ses dents qui pointent timidement — soupir. Instinctivement, ma main part à la recherche de la sienne, cherche à nous unir à nouveau. Mais la crainte me retient, ce serait tellement magique que nous ressentions la même chose que cela me semble impossible. Et pourtant… … elle est là… sa main ! Elle reste, ne s’enfuit pas ! Elle se lie à la mienne en de douces étreintes et alors que sa peau s’unit à la mienne, nous ne formons plus qu’une seule entité faite de volupté et animée de sa propre volonté. Une telle joie m’envahit que je n’entends pas la suite du repas arriver. |
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Une salade d’avocat à la poire, bien sûr, cette délicate opposition de textures et de goûts me paraissait si énigmatique. Et pourtant, maintenant que je les visualise mentalement, tout devient évident. Je termine avec délice l’entrée pour faire place au plat principal, nos deux mains unies. | ||
Nos mains consentent à se séparer pour démarrer l’exploration d’un nouveau défi : que cache ce plat profond ? Une fourchette se dévoile à moi. Elle plonge dans l’inconnu. Au comble de l’excitation, je perçois une couche granuleuse, qui résiste avec souplesse, mais qui finit par céder dans une moiteur odorante. Emportée par cette victoire, mon autre main retrouve son alter ego. Elle remonte et s’enhardit. Tous mes récepteurs sont en alerte, détectant la chaleur, la gaine amollie et le noyau croquant d’un grain de riz parfaitement cuit. Quelle surprise lorsque je découvre une zone dénudée au détour de mon expédition ! L’émerveillement libère un trop plein de sensations qui m’arrache un glapissement et me remplit de honte… Une seconde couche se dévoile : l’amertume d’un safran se mélange au goût salé du parmesan. Des souvenirs de Milan se réveillent comme de petites madeleines enfouies dans ma mémoire. |
Un risotto ! C’est un plat que j’adore et je me délecte de sa personnalité sans pareil, mariage secret de tendresse et de rusticité. C’est un choix parfait et je sursaute lorsque sa main insolente trouve la peau de ma hanche. Je l’arrête et la guide alors que ma bouche découvre des sensations nouvelles. La première découverte en cachait une seconde, plus profonde, plus goûteuse, plus riche, dissimulée sous le voile trompeur de la simplicité. À son tour, ma main se met à explorer, à la recherche de trésors enfouis dans ces abîmes intrigants ; et à la faveur de l’obscurité, ose fouiller les frondaisons. Je débusque des goûts inattendus, des odeurs envoûtantes, des formes et des textures délectent mon toucher et nos corps se tendent à l’unisson. Nos sens exacerbés nous dévorent, nous n’échangeons pas un mot. Nos corps ont leur langage qui se moque bien de nous ; ici, seules nos émotions ont droit à la parole. |
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Le risotto est plus franc que les poires, même lorsqu’il tente de se jouer de nous en se faisant passer pour un mille-feuille ! Au tour du dessert maintenant, avec son bon vin flétri des hauts de Sierre. On nous assure qu’il est d’une belle couleur dorée, mais ses autres qualités doivent être découvertes au nez et au goût exclusivement. Notre toucher sera aussi de la partie pour le dessert, qui « s’apprécie avec les doigts ». |
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Encore tout émoustillés par nos contorsions, mes doigts s’approchent de ce fameux dessert. Ils rencontrent une peau douce et soyeuse, dont les rondeurs me font saliver. Je porte cette petite boule à mes lèvres et mon odorat reconnaît immédiatement les effluves rafraichissants et toniques. Par réflexe, mon inconscient visualise sa peau gorgée de soleil et de plaisir, rendue rosée par les rayons célestes, sa chair juteuse et élastique. Dans un état second empreint d’érotisme, je suspends mon geste. | Encore tremblante de son audace de tout à l’heure, ma main recherche le précieux verre. Tel un boa à l’affût, elle approche sa proie et bondit pour l’étreindre fermement. Une fois la victime sans défense, elle s’en empare et la ramène vers mon visage. D’une profonde inspiration mes narines se gorgent de son odeur sucrée et teintée de notes noisette. D’un geste rapide et circulaire, je lui fais exhaler tous ses arômes. Ce nectar réveille en moi des souvenirs de soleil, de vacances, d’émois adolescents… | |
Ma langue se déploie à l’orée de ma bouche, se préparant à l’accueillir… | … mes papilles se contractent et guettent son goût, impatientes de découvrir son intimité. | |
Le contact se fait d’abord furtif, discret, presque timide. Ma bouche enfin perce ses secrets et libère ses sucs acidulés et sucrés tant attendus. Je me délecte, et, obscurité ou non, mes yeux se ferment dans l’extase de cet échange. Incapable de maîtriser mes mains, je les laisse prendre vie et danser à nos côtés. Mes doigts effleurent les formes charnues du fruit de mon désir et, dans un tourbillon sensuel, accentuent mon attraction. La caresse devient hardie et je sais que le point de non-retour a été atteint. Le temps passe comme dans un rêve, il m’est difficile de distinguer ce qui appartient à la réalité ou à mon imagination. Seconde après seconde, la volupté des cerises se mêle aux flots du vin et une nouvelle sensation commence à émerger. La crainte. La crainte de la fin. Que ferai-je lorsque chaque cerise aura fusionné, lorsque chaque molécule de nectar sera mienne ? Elle grandit et je sens que je dois agir avant qu’elle prenne le contrôle, avant qu’elle m’empêche de prendre la seule décision qui s’impose. Brusquement, à l’unisson, mus par cette force qui fait de nous une âme pleine et entière, nous nous levons ! Hagards, ou alors plus lucides que jamais, nous progressons vers la sortie, titubant dans le noir et incapables de rompre le contact qui garde cette magie en vie, telle une bouée dans la nuit glacée. La lumière ! Nous sortons. |
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Mes yeux sont éblouis par la lumière et sa silhouette apparaît lentement. Je découvre mon âme sœur, par petites touches, prenant vie sous le pinceau d’un impressionniste. | Un kaléidoscope sensuel envahit ma vision. Ses mille reflets prennent possession du dernier sens qui lui échappait. L’amour que je cherchais depuis si longtemps se dévoile enfin devant moi. | |
Je l’aime ! | Je l’aime ! | |
Je t’aime ! |
Au menu ce soir : une salade d’avocats aux poires avec sa vinaigrette, suivi d’un double risotto nature et milanais. Comme dessert, des cerises Van de saison, proposées avec un Ermitage flétri de Sierre de la cave d’Anchettes. Le tout servi avec amour.
Patrick Seuret, juillet 2020,
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