Perte de contrôle

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Perte de contrôle

 

  • Bonjour Madame,
  • Bonjour Docteur,
  • Je suis désolée de vous avoir fait attendre si longtemps, mais avec ces temps difficiles, les gens sont très demandeurs et se sentent perdus.
  • Ha, non, pas de problème, vous étiez presque à l’heure, je n’ai même pas eu l’impression d’attendre. D’ailleurs, j’aime beaucoup la décoration de votre salle d’attente, ces tableaux de grands maîtres me rappellent des souvenirs.
  • Désolé, je voulais parler de délai pour avoir un rendez-vous… Que dites-vous à propos des tableaux, vous les aviez vus dans des visites de musées? Êtes-vous intéressée par la culture, l’histoire de la peinture?
  • Non, ce n’est pas à proprement parler mon cas. Bien au contraire, dirais-je. Mais c’est que j’ai vécu ces époques, ma vie avait un sens en ce temps-à. Je travaillais dur mais je savais pourquoi. Mais maintenant, tout m’échappe, tout s’emballe et je perds le contrôle sur ma création.
  • Qu’entendez-vous par là? Que pensaient vos parents de votre sens du contrôle? Comment vous ont-ils guidée dans la vie?
  • Je ne me souviens pas vraiment de mes parents, le chaos primordial, l’énergie de l’océan primitif… Mes premiers souvenirs sont associés aux prémices de la vie. Vous savez, j’ai toujours eu une certaine influence, au début c’était facile: les gens n’échangeaient pas beaucoup, alors il suffisait de les rencontrer et de leur fournir des explications simples et qui pouvaient paraître de bon sens. La terre est plate, vous êtes le centre de l’univers, vous êtes malade parce que vous n’avez pas fait d’offrande, ou parce que votre chien avait regardé la montagne de travers, et personne n’avait rien à y redire. Alors comme ça je me sentais bien dans ma peau. J’étais légitime et respectée.
  • Mmmm, vous avez besoin d’être respectée, d’avoir un sens dans votre vie?
  • Exactement, j’ai toujours cru aux recettes d’antan et je les ai défendues pendant toute mon existence: faire respecter des traditions que j’invente ou qui m’arrangent, se répéter que nous sommes les meilleurs, accuser les autres de nos problèmes, qu’ils sont jaloux, veulent nous détruire, douter de tout pour croire en n’importe quoi. Mais maintenant, tout ceci m’échappe et je me pose moi-même des questions.
  • Je ne vois rien d’anormal là-dedans, c’est bien de poser des questions, de remettre les certitudes en question, de questionner les faits démontrés par la science, lesquels ont, comme par hasard, presque tous été trouvés par des hommes blancs et riches. D’ailleurs en quoi cela peut-il vous poser des problèmes à notre époque?
  • C’est un peu long à expliquer…
  • Je vous en prie, nous avons une heure aujourd’hui, mais nous devrons probablement continuer la thérapie, vu la tournure de vos tourments, alors allez-y.
  • Comme je vous le disais, au début tout était simple. Mais, ensuite, cela s’est un peu compliqué avec le développement de l’agriculture qui a permis l’apparition de libres penseurs. Ces gêneurs passaient tout leur temps à réfléchir à la nature des choses. Au lieu de cueillir des baies ou chasser des lapins, ils se posaient des questions sur le monde réel, l’imaginaire, nos sens, leur cohérence, tout cela me faisait beaucoup de mal. Mais heureusement, je pouvais m’appuyer sur les traditionalistes conservateurs qui défendaient bec et ongles les traditions et leurs petites certitudes de croyants.
  • Vous avez un problème avec la religion? Ce n’est pas bien, il faut respecter les croyances des autres, moi j’ai un ami pastafariste, au début il plaisantait mais il est de plus en plus convaincu…
  • Ne m’en parlez pas! J’ai bien cru qu’ils allaient réussir un coup, mais j’ai réussi à les neutraliser, je suis d’ailleurs assez fier de la façon dont j’ai pu diluer les ironiques sous les vagues d’une horde d’adeptes ineptes. Mais ce n’est pas le propos…
    Je vous disais que j’avais pu maintenir mon influence mais ce fut de plus en plus difficile. Les savants, les alchimistes puis les lumières me rendaient la vie de plus en plus compliquée. Vous devez savoir que mon job est assez ingrat. Je me baladais de ville en ville, de bar en bar, pour rencontrer les êtres les plus faibles afin de leur prodiguer mes enseignements. Mais c’était un travail sans fin, ils n’arrivaient pas à propager mes idées assez rapidement avant de mourir d’une cirrhose. Je pouvais toujours me reposer sur mes relais historiques, mais ils commençaient eux aussi à «se poser des questions» et de plus les masses de fidèles diminuaient de jour en jour. C’était ma première grande crise.
  • Je vous comprends, ces gens qui remettent tout en question sont de dangereux agitateurs. C’était tellement mieux avant avec un roi pour nous dire ce qui était juste. Je regrette la simplicité des temps anciens où tout le monde était heureux, à sa place. Moi je suis convaincue que dans une vie antérieure j’étais médecin de la reine. C’était fabuleux.
  • Voilà! Merci pour votre soutien, ça me fait beaucoup de bien. Vous voyez, il suffit d’y croire même si en réalité les gens avaient une vie de misère, mouraient à 45 ans de maladies douloureuses et perdaient plus de la moitié de leurs enfants en bas âge. La réalité a peu d’importance. Et c’est ce qui m’a sauvée: avec les nouveaux moyens de communication comme la radiophonie et en ciblant mieux les personnes que je rencontrais, j’ai réussi à toucher beaucoup plus de monde. J’ai ainsi repris de l’ascendant sur ces scientifiques et intellectuels qui pensaient penser mieux que les autres. J’étais au sommet de ma gloire: les nations se sont soulevées les unes contre les autres, convaincues chacune qu’elles valaient mieux que les autres. Elles ont vite compris que les minorités posaient problème puisqu’elles mettaient en doute la simplicité du système en montrant qu’on peut être heureux différemment. Alors elles génocidèrent à tour de bras. Pendant toutes ces années, j’ai fait une nouba de tous les diables avec ma voisine. Elle aussi exultait: elle fauchait toute la journée et le soir nous nous retrouvions pour célébrer notre apothéose, j’ai failli en avoir une cirrhose à mon tour. Quel mauvais tour ironique cela aurait été!
  • Attention, madame, les drogues c’est pas bien. Rien rien rien: pas d’alcool, pas de sexe, pas d’amour du prochain. Achetez plutôt un fusil mitrailleur pour vous défendre des envahisseurs étrangers et tirez la première si vous avez un doute, car nous sommes la race supérieure et nous ne voulons pas être envahis…
  • Vous êtes un baume pour mon cœur. Je reconnais en vous l’intelligence de la vraie patriote, Make Pastafaria Great Again! Mais je m’emporte, je m’emporte alors que je n’ai pas terminé mon histoire. Vous avez raison de me rappeler que j’ai remporté de nouvelles victoires récemment mais c’est bien là la source de mes soucis actuels. Revenons toutefois un peu dans le passé.
    Grisée que j’étais par tous mes succès, je n’avais pas vu la résistance s’organiser après la guerre. J’avais pourtant travaillé dur avec mes camarades des deux bords en les montant les uns contre les autres: les communistes s’acharnaient contre les capitalistes et les capitalistes écharpaient les communistes. J’ai même cru qu’ils en arriveraient à rétablir les bûchers mais je n’ai malheureusement pas pu les y ramener. Quel dommage, c’était le bon vieux temps. Quoi qu’il en soit, malgré cet environnement propice, les scientifiques et la croyance en la science ne cessaient de gagner du terrain.
  • Ces scientifiques sont des comploteurs: eux et leur clique mettent des puces pour nous contrôler dans des vaccins qui ne servent plus à rien maintenant que plus personne ne meurt de ces maladies.
  • Vous m’enlevez les mots de la bouche. Ces scientifiques m’ont fait beaucoup de mal en faisant presque disparaître les maladies qui me servaient à faire accuser les animaux, les homosexuels ou encore les autres religions. Je me suis vue contrainte d’inventer de nouveaux ennemis et surtout de nouveaux dieux pour remplacer ceux qui étaient devenus obsolètes. Reprenant mon bâton de pèlerin, je suis allée prêcher la religion du profit dans les écoles de management d’un côté du rideau et, en face, dans les secrétariats des grands partis totalitaires. Je dois avouer que j’ai été bluffée par mon succès dans les pays démocratiques: cette religion s’est propagée comme une traînée de poudre. Chacun voulait gagner plus que son voisin. Il y en a même qui ont cru (et croient encore) qu’une croissance exponentielle infinie pouvait exister, arf. Et pour la première fois, j’ai été dépassée par cette incroyable invention d’une main invisible qui régule les marchés. Ils ont inventé ça tout seuls, les choux. Vous vous rendez compte, même les néandertaliens n’auraient pas cru un truc pareil; ils croyaient aux esprits certes, mais avec un caractère, de l’intentionnalité, un minimum d’intelligence. Et surtout pas à cette échelle… Maintenant que j’y pense, je me demande s’ils y croyaient eux-mêmes; je préfère croire qu’ils cherchaient juste une excuse officielle face à leur immoralité.
  • C’est scandaleux, nous ne nous contenterons pas de la vérité officielle. On nous cache des choses, l’état profond mange des enfants dans des pizzerias pédophiles en nous manipulant pour nous faire croire que la terre est ronde. Vérité, liberté, élections volées… Nous voulons un homme fort pour faire taire ces gens qui sont d’un autre avis, qui vivent différemment.
  • C’est exactement ça! Il est vrai que les hommes forts de l’autre bord ont moins bien dispersé mes évangiles du profit. Ils se sont bien gardés de divulguer ce savoir divin, se contentant de transformer le communisme en kleptomunisme à leur propre… profit. Mais c’était bien triste de voir les foules privées du crédo du crédit. Et alors que tous mes efforts semblaient perdus, lorsque ces anciennes croyances dans la dictature du prolétariat se sont effondrées, se transformant en simples dictatures mafieuses et égocentriques, la plus fantastique idée a émergé spontanément du chaos des sociétés: les réseaux sociaux.
  • Sociétés secrètes, Illuminati, francs-maçons, religieux, je vous vomis, je suis un être supérieur, je me renseigne sur internet, tout est complot, toutes vos preuves sont fausses sauf ma vérité! Le rempart de mon esprit s’élèvera contre vos maux et vos mots, la vérité triomphera… nous sachons!

La patiente s’arrêta de parler et prit un air affligé en regardant l’état dans lequel était tombée la doctoresse. Ses yeux injectés de sang lançaient des éclairs, de l’écume pointait à la commissure de ses lèvres et elle gesticulait frénétiquement sans que l’on sache quel sens elle désirait donner à cette danse de Saint-Guy. Toute discussion était vaine.

Mais il restait encore cinq minutes de consultation à l’horloge, alors elle continua. Dans un monologue désormais…

  • Je disais donc que mon accession définitive au pouvoir est née des réseaux sociaux. Non seulement chaque pécore peut s’ériger en expert international des sujets les plus variés, comme avant, mais maintenant ils peuvent se regrouper, élaborer de nouvelles théories encore plus farfelues. Il n’y a plus d’échelle de valeurs, tout est placé au même niveau: manger un ver de terre est du nazisme, 30 ans d’expertises sont balayés d’un post de 140 caractères, des enfants sont menacés de mort pour un dessin, etc. De plus, les régimes autoritaires s’en donnent à cœur joie: troller dans tous les sens, qânoner de nouvelles pistes fictives, retourner notre liberté d’expression contre nous tout en la bâillonnant chez eux. Et le pire, c’est que plus c’est gros, plus les empotés s’emportent. Les humains ont bouclé la boucle: avant ils se posaient des questions pour s’élever et s’affranchir de l’obscurantisme, maintenant ils les posent pour tout déconstruire et répandre eux-mêmes le sel du doute sur les ruines du savoir.
  • Gnaaaa, c’est eux, leur faute, la vraie religion, pas de réchauffement, leur faute, le chaudron n’est pas percé, le grand effondremmmmmmeeeeeennnnnttttt…..
  • Et oui, vous avez raison, c’est bien mon malheur. Je ne sers plus à rien. Ma victoire est devenue tellement totale que j’en suis devenue inutile.

Un long soupir et elle s’interrompt alors que ding l’horloge, indiquant la fin de la séance. Du haut de sa chaise, ses yeux se portent sur le corps écroulé et l’esprit en lambeaux qui l’habite. Elle paraît dubitative devant son œuvre ainsi achevée. Sans un mot supplémentaire, elle se lève, détourne le regard et sort par la porte, sans regret ni fierté.


Dans le vestibule un peu sombre et déprimant, l’assistante se lève en la voyant arriver.


  • Bonjour Madame Bêtise, j’espère que la séance s’est bien passée. Est-ce que la doctoresse veut que nous organisions un nouveau rendez-vous?
  • Je vous remercie, ce ne sera pas nécessaire, j’ai repris confiance en moi.


Patrick Seuret, 29 mai 2023
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Compléments

Crédit image: Ilugram sur Freepik.com

Musique à écouter

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